L’effroi de l’oubli ! Qu’on vous oublie dès que la mode passera, dès le lendemain du trépas, à peine le train parti, y a-t-il pire que cela ? Il semble bien que oui. De l’oubli, on peut renaître : il n’y a qu’à voir Toutânkhamon au nom martelé jusqu’à l’effacement, au tombeau miraculeusement redécouvert. Une chouette vie après la mort. Mais de la postérité, on ne se relève pas. Aussi, quand elle décide de faire les gros bras pour vous empêcher de vous montrer tel que vous êtes, le combat est perdu d’avance. Parmi ceux qu’elle maltraite, il y a Émile Zola. Entre lui et nous, elle a élevé deux falaises quasi infranchissables : la généalogie remuante des Rougon-Macquart et l’affaire Dreyfus.

Je ne peux croire qu’Émile n’en ait pas eu l’intuition. À la veille de sa mort, l’Affaire n’en finit pas de se rappeler à son bon souvenir et les Rougon-Macquart, comme Sherlock Holmes ou Misery Chastain, collent aux doigts de leur créateur avec autant de détermination que l’horripilant bout de sparadrap à ceux du capitaine Haddock. Pourtant, derrière ces deux pestes d’Everest, nous attend un carpediemiste d’exception, pétri de ces nuances qui forment un bonhomme. Omniscient sur la page mais myope dans la vraie vie, entier dans son intimité mais timide en société, bougon photographique mais amphitryon sybarite, il ne fait rien pour nous rendre la tâche facile, à nous qui voulons le faire (re)découvrir.

C’est sa curiosité qui vient à la rescousse d’Émile, éclipsé par Zola. On sait qu’elle fut à l’origine des piles de dossiers dont il s’entourait avant d’entamer chaque nouveau chapitre de sa saga. Moteur de son œuvre, on ignore souvent qu’elle fut aussi moteur de sa vie. Son penchant pour les antiquailleries – si typique de l’époque – ne le détourna pas de la modernité qu’il aima à la folie. Médan, sa maison, la seule qu’il posséda, en est la preuve : paratonnerre du tonnerre, éclairage au gaz à tous les étages, porte-serviettes chauffant n’en sont que quelques stigmates. La photographie en est un autre qui le passionna, miraculeux miroir d’une vie privée qu’aucun journal intime n’a recueillie.

La vitesse qui ébouriffe son siècle le grise. Il raffole du chemin de fer, envisage à la veille de sa mort en septembre 1902, il y a pile-poil cent vingt ans, de s’offrir sa première automobile. Quant au vélocipède – un truc alors tout juste à la mode, sur lequel on apprend à monter dans les manèges d’équitation –, il l’enfourche pour un oui, pour un non, pour la bagatelle aussi puisqu’il réduit la distance qui le sépare de Jeanne.

Ah, Jeanne Rozerot ! Troisième femme de sa vie, après Môman et Bobonne. Entre la mort de sa mère et le coup de foudre pour Jeanne – deux événements qui le terrassent –, huit ans s’écoulent durant lesquels Zola, morose, enchaîne les best-sellers, grossit, ronronne devant l’âtre entretenu par sa femme. Qu’on ne se méprenne pas : il l’aime, Alexandrine, au point de faire chambre commune, ce qui n’est alors pas si banal. Mais, son cœur est immense, et si le cœur de Bloody Jack ne bat qu’un coup sur quatre, le sien fonctionne sur courant alternatif. L’écrivain retrouve son équilibre dans le va-et-vient Alexandrine-Jeanne. Ça rue dans les brancards du côté de l’épouse : se coltiner sa belle-mère était une chose, se farcir une maîtresse en est une autre. Pourtant, à la mort de leur grand homme, les deux femmes, d’un même élan, reporteront leur affection sur Denise et Jacques, les enfants que Jeanne aura donnés à l’écrivain et à qui Alexandrine offrira le nom de Zola. Joli miracle d’outre-tombe !

Reste que la plus belle affaire zolienne, celle qui dynamite les deux falaises de la Renommée, ce sont « les copains d’abord ». Faisant fi des amitiés privilégiées pour privilégier l’Amitié (baste des Montaigne et La Boétie et autres Thelma et Louise), Émile ouvre grand les bras. D’Aix où il est né, il gardera près de lui Cézanne – que ne l’a-t-on rabâché –, mais aussi ces inconnus que sont Baille, Solari et Roux. Ses admirations de jeune homme, Flaubert, Tourgueniev, Daudet, deviennent ses poteaux. Même cette vipère de Goncourt trouve grâce à ses yeux.

Monté à la capitale, il instaure ses jeudis qui se transportent à Médan, où ils s’allongent en week-ends : tandis que Hennique et Zola pêchent à la ligne, « moi, écrit Maupassant, je reste étendu dans la barque Nana, ou bien je me baigne pendant des heures, tandis que Paul Alexis rôde avec des idées grivoises, que Huysmans fume des cigarettes, et que Céard s’embête, trouvant stupide la campagne ». Ne manque, à cet arrêt sur image, que Coste pour réunir les signataires des Soirées de Médan.

L’amitié selon Zola dépasse la loi des genres : il voue un culte aux bêtes qui le lui rendent bien – son loulou de Poméranie, l’agaçant et attachant Pinpin, ira jusqu’à se laisser mourir de chagrin quand son maître s’attardera en exil. Elle écrabouille aussi la pyramide des âges : si Huysmans et Maupassant appartiennent à la jeune classe, ils ne sont pas les plus minots des amis d’Émile ; le compositeur Alfred Bruneau, son neveu Albert Laborde, futur collaborateur de Marie Curie, Maurice Le Blond, qui épousera sa fille, rajeunissent encore le cénacle. Et encore ! Je ne dis rien des enfants qui l’entourent, avec qui il noue des rapports d’égal à égal. Tous âges confondus, ses amis élèveront un mur de tendresse entre lui et les antidreyfusards. Ce mur, je le préfère aux falaises du naturalisme et de l’Affaire. Il donne un accès direct à l’écrivain. Et puis, entre vous et moi, il est si facile à enjamber ! 

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