Les petits marquis de la mondialisation
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Un individu issu d’un grand corps de l’État pratique une expérience sur une puce. Il commence par lui enlever une patte. Puis il dit à la puce: « Saute ! » La puce saute. Il lui enlève une seconde patte et renouvelle sa demande. La puce saute. Une fois toutes les pattes arrachées, il ordonne à la puce : « Saute ! » Et là, stupéfaction, la puce ne saute pas. Notre homme sort sa plus belle plume et consigne dans son rapport : « Une puce à qui on a enlevé toutes ses pattes devient sourde. »
Cette blague est aussi vieille que notre élite administrative, renforcée, il faut bien le dire, par le général de Gaulle, avec la création de l’École nationale d’administration dans l’immédiat après-guerre. La France aime constituer ses élites via des concours, incontestables garants d’une capacité à vie. C’est le mérite républicain et lui seul. Sauf qu’avec le recul, on voit que ces élites se reproduisent à peu près toujours dans les mêmes classes sociales. ENA, inspection des finances de préférence, et nous voilà avec le gendre idéal. Au début, les « grands corps de l’État » se contentaient de gérer le secteur public et puis ils en sont très vite venus à s’imposer dans les grandes entreprises françaises liées à l’État. Ce qui a permis d’ajouter des rémunérations confortables à un statut de haut fonctionnaire. Détachement, mise en dispo, c’est le grand saut avec un élastique dans le dos. On ne sait jamais.
Si on est le meilleur à l’école et qu’on maîtrise les rouages administratifs, on peut faire aussi de la politique. Et là c’est pareil, si ça se passe mal, on peut toujours revenir au bercail ou se suspendre dans un placard doré telle une chauve-souris éprise de méditation. D’une tumeur principale, l’administration, les grandes écoles ont métastasé dans le privé et dans la politique. Avec des réseaux, le monde politique est facile à pénétrer. Du coup, pas besoin de convictions. Qu’est-ce qui fait la différence entre un énarque de gauche et de droite ? Les perspectives de carrière. Ces différences idéologiques affichées étaient devenues tellement ridicules que le dernier inspecteur des finances à avoir atteint le sommet de l’État a aboli le clivage droite-gauche. D’abord, il a atomisé la gauche dont il venait. Mais le lecteur y verra peut-être un scoop, il n’y avait déjà plus de gauche depuis le Front populaire. Ou alors une gauche tendance abolition de la peine de mort, mariage pour tous – ce qui est déjà bien –, mais sur le clivage capital-travail, rien. D’ailleurs, c’est sous la gauche que le capitalisme se porte le mieux.
L’escroquerie mitterrandienne a eu son dernier souffle sous Hollande et puis plouf, panne d’essence. Donc plus de clivage droite-gauche, tout le monde à droite toute. Même ceux qui avec une folle outrecuidance viennent remettre en question ces élites, j’ai nommé les très fluo Gilets jaunes, qui ont certains travers mais au moins la bonne idée de questionner la pertinence, l’efficacité et la représentativité de ces élites. Au dernier concours de l’ENA, des examinateurs affligés ont glosé sur le manque d’esprit critique, de vision prospective et sur le conformisme de leurs candidats. Ça ne date pas d’aujourd’hui. Ce qu’on apprend à l’ENA c’est comment redemander du sable après qu’on vous a offert le Sahara, c’est l’art du balancement circonspect, c’est la prudence. Comme disait un jour un très haut fonctionnaire, il y a deux façons d’être prudent, la première c’est de faire les choses prudemment, la seconde c’est de ne rien faire. Si on y regarde bien de près, c’est quoi les réformes du début du quinquennat ? C’est défaire ce que des années de lâcheté aux commandes avaient permis à certains d’accumuler comme privilèges corporatistes concédés par des dirigeants qui ne voulaient pas de vague, et qui ont laissé se constituer ce patchwork de rentes dont ils ont été parfois les premiers à profiter. Si l’on considère que le parcours politique exceptionnel de Mitterrand entre francisque et SFIO valait dispense, et qu’avec Sarkozy c’est une bande du 9-2 qui a fait une sorte de coup d’État, nous voilà avec quatre monarques républicains sortis de l’ENA. C’est toujours mieux que de descendre du comte de Paris.
Dans un État jacobin et jaloux, il faut des règles et celle qu’un grand esprit doit provenir d’un grand corps perdure. Après avoir laissé la place à la Cour des comptes, l’inspection des finances est revenue au premier rang, ouf ! On respire. Mais toujours pas la moindre pensée sur le monde. Et pourtant, c’est un monde qui change, entre révolution numérique et ultimatum écologique. Mais il faut comprendre que le monde est complexe. Prenez l’industrie chimique par exemple, qui dévaste nos campagnes et nous rend malades, c’est elle aussi qui produit les médicaments pour nous soigner des maux qu’elle génère, et tout cela représente beaucoup d’emplois auxquels il faut penser surtout quand, à la tête du groupe, on retrouve un vieux camarade d’école, etc.
La nature peu décisive de cette élite s’est trouvé un allié de taille avec l’économie ultralibérale qui décide pour elle, et voilà nos brillants esprits transformés en petits marquis de la mondialisation. Mais il y a menace, bientôt chacun pourra voter directement sur tous les sujets sans rien en savoir, et on pourra manipuler les électeurs dans les grandes largeurs via les réseaux sociaux comme cela s’est produit en Grande-Bretagne pour le Brexit. Et on en viendra à regretter notre élite remisée au musée par la démocratie directe. Eh oui ! Le pays de la Révolution à condition que rien ne bouge est un grand nostalgique.
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