Peut-on dire que, comme il existe une exception culturelle française, il existe une exception dans la formation de ses élites ? 

Cette singularité tient avant tout au fait que la formation des hauts fonctionnaires bénéficie d’un cadre spécifique. L’École nationale d’administration, l’ENA, forme les grands commis de l’État après Sciences Po, comme l’École des mines ou l’École des ponts forment les hauts fonctionnaires technico-scientifiques après Polytechnique. Ces grandes écoles d’administration publique ne se retrouvent pas dans les autres pays. Chez la plupart de nos voisins, la formation des élites administratives ne passe pas par de grandes écoles, mais par l’université. C’est le cas en Allemagne, en Grande-Bretagne ou encore dans les pays d’Europe du Nord où les hauts fonctionnaires ont suivi des cursus universitaires.

La formation universitaire n’est pas pour autant une garantie d’égalité. Le caractère élitiste des grandes universités britanniques, par exemple, est bien réel. Les hauts fonctionnaires sont traditionnellement issus d’Oxford et de Cambridge, où ils ont été sélectionnés très jeunes. On constate que ceux qui deviennent hauts fonctionnaires sont aussi passés par les public schools, c’est-à-dire des écoles privées très élitistes. Dans le cas britannique, on observe bien une clôture sociale. Le système est moins verrouillé en Allemagne où il existe pour les fonctionnaires des possibilités de progression en cours de carrière. On passe plus facilement d’un statut de cadre intermédiaire à celui de cadre supérieur dans la fonction publique. Enfin, les fonctionnaires allemands ne sont pas propulsés très jeunes à des postes de haut commandement contrairement aux énarques en France ou aux fast streamers au Royaume-Uni. 

La spécificité française s’appuie aussi sur la structure de notre enseignement supérieur, et tient notamment à cette fameuse partition entre grandes écoles et universités. Deux filières distinctes qui ne mènent pas aux mêmes postes... Dans les premières, l’élève passe par des classes préparatoires ou Sciences Po pour accéder, après concours, aux grandes écoles ou aux écoles d’application. À la fin des années 1980, Pierre Bourdieu a très bien décrit la constitution de cette « noblesse d’État » par l’intermédiaire du champ des grandes écoles, qui permet aux individus les mieux dotés en capital économique et culturel d’accéder au champ du pouvoir. 

Au-delà de la structure de l’enseignement, il serait aussi important de s’interroger sur la nature de l’enseignement dispensé dans ces écoles.

On parle souvent de moule ou de formatage… Qu’en pensez-vous ? 

J’observe que les élèves ou les anciens élèves sont les premiers à expliquer que l’on n’apprend rien à l’ENA et à critiquer un formatage. Premier constat : il n’y a pas d’enseignants permanents à l’ENA, pas d’universitaires. Nous sommes dans un modèle où des hauts fonctionnaires parlent à de futurs hauts fonctionnaires. Que font-ils ? De la transmission. Ils partagent des savoirs d’État, leur expérience administrative. Sans doute le caractère endogame de cet enseignement ne favorise-t-il pas l’esprit critique ou la culture de l’innovation, mais celui de la reproduction. 

Les enseignants sont des conseillers d’État, des membres de l’inspection générale des finances, des administrateurs civils de Bercy, etc. L’évolution de ce qu’on enseigne est indexée sur les rapports entre les corps au sein de l’État. Mais pourquoi de grands historiens, de grands sociologues, de grands juristes ou de grands économistes n’enseigneraient-ils pas à l’ENA ? Pourquoi ne fait-on pas intervenir des Piketty, par exemple ?

Quel rôle joue le classement de sortie de l’ENA dans le formatage reproché ?

Il renforce les logiques de conformation. Mais si l’inspection générale des finances, le Conseil d’État ou la Cour des comptes, les trois grands corps, sont les plus convoités, c’est parce qu’ils donnent accès à un statut dans l’État beaucoup plus enviable, d’un point de vue symbolique – ils sont prestigieux – mais aussi matériel. Concrètement, ces grands corps sont plus attractifs en termes de rémunération et d’occasions de carrière. Intégrer le Conseil d’État, c’est la garantie d’avoir une carrière rapide après les quatre ans passés à l’intérieur du corps à exécuter des tâches de contrôle. Passé ce cap, votre parcours sera beaucoup plus ascendant que celui des élèves moins bien classés.

Ce qui caractérise les grands corps, c’est qu’ils sont à la fois malthusiens, très cohésifs et, surtout, qu’ils ont une capacité à essaimer au sein de l’État et même au dehors en garantissant à leurs membres des carrières extrêmement attractives. Cette appartenance professionnelle particulière assure ainsi un avenir balisé. Il y a même un phénomène de chasse gardée par rapport à certains très hauts postes particulièrement convoités.

En dépit de ce formatage originel, la haute fonction publique est très stratifiée. On parle souvent de l’énarchie comme d’un monde qui serait homogène. C’est inexact. Le moule ne produit pas de l’égalité. L’ENA formate, codifie les comportements, mais, après l’ENA, les grands corps de l’État prennent la relève et les destins professionnels s’avèrent très différents selon le corps « choisi ». C’est un monde très hétérogène, même s’il paraît uni. Présenter l’énarchie comme une caste, c’est oublier que l’ENA en produit en fait plusieurs ! 

L’identité de corps est, surtout pour les plus « grands » d’entre eux, beaucoup plus puissante et prégnante que le fait d’être énarque. Vous pouvez être énarque, mais vous êtes surtout conseiller d’État ou inspecteur des finances. Vous pouvez être polytechnicien, vous êtes avant tout X-Mines ou X-Ponts. La stratification est très forte au sein de la très haute fonction publique. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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