Dans son ouvrage De l’administration des finances de la France, publié en Suisse en 1784, Necker rappelle l’importance du rôle des intendants de province et remarque : « L’on ne saurait apporter trop d’attention aux choix des personnes qui doivent remplir ces places. Un long usage y appelle uniquement les maîtres des requêtes ; et si quelquefois on suit aveuglément l’ordre d’ancienneté, souvent aussi l’on s’en écarte par des considérations de faveur ; ce qui vaut bien moins encore. »

La critique du système est double : elle porte d’une part sur l’exiguïté du vivier de recrutement – les quatre-vingts détenteurs d’une charge de maître des requêtes au Conseil du roi –, qui est loin d’assurer l’expérience et les compétences nécessaires pour accomplir la fonction d’intendant ; elle concerne d’autre part les critères du choix, qui aggravent le défaut précédent.

Sous l’Ancien Régime, les hautes fonctions sont confiées à la noblesse de sang – cas des ambassadeurs – ou bien elles sont aux mains de la noblesse de robe, qui a acquis ou hérité des charges vendues par le roi. L’intendant, quant à lui, bénéficie d’une commission royale, révocable à tout moment, spécifiant l’étendue des compétences qu’il exerce au nom du roi. Autrement dit, dans cet ancêtre du préfet, représentant du pouvoir central en province, sont présents en filigrane certains traits caractéristiques du haut fonctionnaire moderne.

L’abolition de la vénalité des charges, le 4 août 1789, et l’adoption du principe de l’égal accès de tous les citoyens aux fonctions publiques sans autre distinction que celle de leurs talents et de leurs vertus (article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) changent radicalement la donne ; toutefois talents et vertus doivent désormais faire l’objet d’une appréciation permettant de choisir parmi les candidats à une fonction celui qui apparaît le plus apte à la remplir. En dépit de la mise en place de certaines procédures au cours du XIXe siècle, il faut attendre la consolidation de la IIIe République pour que les concours soient la voie d’accès normale à la fonction publique, grands corps de l’État inclus. En créant l’ENA à la Libération, dans le but de démocratiser le recrutement des hauts fonctionnaires, ses promoteurs reconnaissent implicitement que le système en vigueur antérieurement ne favorisait pas réellement la mixité sociale, c’est-à-dire l’égalité. Soixante-quinze ans plus tard, le bilan social sur les candidats au concours de l’ENA et sur les admis témoigne de l’échec de l’ambition méritocratique affichée en 1945.

Les hauts fonctionnaires, instruments du pouvoir politique

Si la formation des corps techniques civils et militaires au service de l’État, entamée sous l’Ancien Régime, est poursuivie sous la Révolution avec la création de l’École polytechnique en 1794, il n’apparaît pas en revanche que l’exercice d’une fonction administrative nécessite d’y être formé. 

Sous l’Empire, comme sous les régimes qui lui succèdent, les nominations aux hautes fonctions administratives sont discrétionnaires. Alors que pour accéder à certains emplois administratifs les candidats doivent justifier d’un diplôme universitaire, ou subir un examen – par exemple les élèves-consuls à partir de 1833 –, ou être admis à l’issue d’un concours dans une école – Polytechnique, l’École normale supérieure –, aucune règle n’impose de conditions pour le choix des diplomates, des conseillers d’État, des préfets, des directeurs de ministères, des conseillers à la Cour des comptes ou des inspecteurs des finances – les premiers à avoir été soumis à un concours d’entrée à partir de 1847. Tous ces emplois donnent lieu à un recrutement discrétionnaire, généralement effectué par les ministres. Si le patronage politique, le népotisme, les réseaux de sociabilité, la religion, la moralité et le niveau de fortune des candidats ont une influence sur le choix des hommes, la plupart d’entre eux avaient une certaine expérience et les aptitudes nécessaires à l’exercice de leurs fonctions.

L’accès par les concours

À partir de 1885, le concours constitue la voie d’accès normale à la plupart des emplois publics. Chaque ministère organise son mode de recrutement, le programme et les épreuves du concours, compose les jurys auxquels participent toujours des membres des corps concernés par ce recrutement ; lorsqu’il s’agit des grands corps administratifs, les jurys sont exclusivement constitués de membres du corps. Ce système de sélection cooptative assure l’entre-soi et l’homogénéité sociale de ces hauts fonctionnaires, majoritairement préparés aux concours à l’École libre des sciences politiques de Paris, créée en 1872.

 L’entrée dans un corps n’est cependant que la première étape dans une carrière, si toutefois celle-ci est organisée par des règles relatives à l’avancement, ce qui n’est pas le cas avant les années 1910. Faute de règles permettant de prévoir le déroulement de sa vie professionnelle, le haut fonctionnaire faisait jouer ses appuis, son loyalisme politique pour obtenir un « beau » poste, et les ministres, responsables des nominations, étaient l’objet de sollicitations et les destinataires de recommandations émanant notamment des parlementaires soucieux de voir leurs « protégés » réussir leur carrière au service de l’État, voire à l’extérieur où les perspectives offertes par le pantouflage pouvaient être plus attrayantes. Une fois instituées les règles d’avancement, les ministres ont toutefois conservé un certain pouvoir discrétionnaire concernant les nominations dans les emplois hiérarchiquement les plus élevés – ambassadeurs, directeurs d’administration centrale, préfets – dont l’accès, tout en étant soumis à certaines conditions, est ouvert et, partant, potentiellement sujet aux pressions et interventions. 

L’autonomie des ministères, la spécificité des corps de contrôle (Conseil d’État, inspection des finances, Cour des comptes), tous soumis à des règles qui leur sont propres, ne permettent pas de rendre compte, de manière fine, des caractéristiques particulières des hauts fonctionnaires qui les ont peuplés sous la IIIe République, rétive à l’adoption d’un statut général de la fonction publique.

Une unification des règles

Ce statut soumettant l’ensemble des fonctionnaires aux mêmes règles et leur conférant les mêmes droits est voté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ; la création de l’ENA met fin aux concours propres à chaque grand corps – au grand dam de certains qui redoutent de voir leur prestige entamé. Le gouvernement a bien pour objectif l’unification des règles applicables à tous les fonctionnaires, ce qui signifie pour les grands corps que leur mode de recrutement favorisant la reproduction sociale, voire l’esprit de caste, est révolu. Mais le principe utopique, selon lequel en égalisant les modalités d’accès à la haute fonction publique, on atténuerait les inégalités sociales face au concours, n’a pas résisté au principe de réalité. D’une part, parce que le concours interne ouvert aux fonctionnaires ayant cinq ans d’activité, qui devait favoriser la mobilité ascendante de ceux qui n’avaient pas eu la possibilité de faire des études supérieures, a été investi par des fonctionnaires surdiplômés, dont le profil ne diffère pas de celui des étudiants candidats du concours externe. D’autre part, de manière générale, la démocratisation du système scolaire a conduit les catégories sociales détentrices d’un fort capital culturel à orienter leurs enfants dans des filières permettant d’intégrer des établissements d’enseignement supérieur sélectifs.

Enfin, parce que sous la Ve République s’est considérablement accrue la perméabilité du personnel politique à la haute fonction publique, celle-ci est désormais considérée comme faisant partie d’un monde fermé dont les codes demeurent largement indéchiffrables pour les citoyens. 

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