Combien la France compte-t-elle de hauts fonctionnaires ? 

Question délicate, car la notion de haute fonction publique, si ancrée dans la culture française, n’a pas d’existence juridique. C’est une notion coutumière et sociologique dont chacun, selon son milieu social, se fait une représentation plus ou moins élaborée. Vous auriez fait rire, il y a vingt ans, en affirmant qu’un directeur général des services d’une grande ville ou un directeur d’hôpital étaient des hauts fonctionnaires. Tel n’est plus le cas. Disons que les hauts fonctionnaires, c’est une toute petite partie de la catégorie A de nos trois fonctions publiques (d’État, territoriale et hospitalière), que progressivement on a qualifiée de A + ou encore de « personnel d’encadrement supérieur et de direction ». Il s’agit, pour simplifier, de tous les corps issus de l’ENA (7 000 personnes), des corps d’ingénieurs issus de Polytechnique (6 000 personnes), également des directeurs d’hôpitaux, des commissaires de police, des administrateurs territoriaux. En tout, c’est une toute petite minorité de 20 000 personnes, soit 0,4 % du total des agents publics. 

Dans quelle catégorie peut-on ranger les ambassadeurs ou les préfets ? 

Pendant longtemps, ils ont été qualifiés d’« emplois à la discrétion du gouvernement », car ils sont nommés sans condition de qualification, par décret du président de la République en Conseil des ministres… et sont révocables ad nutum tous les mercredis. Ce sont les 600 emplois à la charnière de l’administratif et du politique, en particulier les directeurs d’administration centrale (DAC) ou les recteurs. Depuis une quinzaine d’années, on tend à les désigner comme « l’encadrement dirigeant », et l’on s’efforce de professionnaliser leur recrutement. 

Quel est le salaire moyen ou la fourchette des salaires dans la haute fonction publique ? 

Question difficile ! Les hauts fonctionnaires accèdent vite à la grille dite « hors échelle », autrefois tenue secrète mais désormais publique, laquelle n’indique que les traitements de base. Or, le niveau des primes, suppléments et indemnités introduit de grandes disparités. Un professeur des universités peut atteindre le même indice qu’un chef de service de Bercy, mais l’universitaire n’a que 10 % de primes en sus, quand le second ajoute 90 à 100 % de la valeur de son traitement de base à sa rémunération. Malgré des efforts de transparence, une relative opacité règne toujours, qui dissimule les privilèges collectifs accordés à Bercy et aux ministères régaliens, au détriment des ministères dits « dépensiers » (ministères sociaux, Éducation). Pour fixer des ordres de grandeur, un énarque en début de carrière atteint vite 3 000 ou 4 000 euros. Quant au salaire mensuel brut moyen dans l’encadrement supérieur de l’État, c’est 7 700 euros (dont 45 % de primes et indemnités). 

On évoque parfois des rémunérations bien plus considérables et les « fromages de la République ». 

Certes, les occupants des plus hautes fonctions touchent le double de la moyenne que je viens d’indiquer. Mais les « fromages » ne sont pas réservés aux fonctionnaires ! Ils peuvent revenir à d’anciennes championnes de judo. Avant d’être Premier ministre, Édouard Balladur fut président de la Société du tunnel du Mont-Blanc de 1968 à 1980, avec une petite indemnité mensuelle. Et tant d’autres ! Tout cela était toléré par la société française, mais ne l’est plus aujourd’hui. Le plus préoccupant, ce sont les conflits d’intérêts. C’est le fait que des conseillers d’État deviennent avocats d’affaires et plaident ensuite des dossiers contre l’État. C’est le fait que tel énarque entre benoîtement au conseil d’administration d’un important port autonome dont l’un des gros clients est une entreprise de navigation italienne appartenant à des cousins de sa mère, sans voir où est le problème. 

Vous faites référence au secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler ? 

C’est possible… À mon sens, il n’est pas choquant que quelques milliers de fonctionnaires ultracompétents, qui travaillent sans compter et touchent à des sujets stratégiques, soient très bien payés, et paient aussi beaucoup d’impôts car leur revenu est transparent. En revanche, les conflits d’intérêts non déclarés sont inacceptables et doivent cesser. C’est pourquoi il faut renforcer les règles d’éthique et les contrôles des commissions de déontologie. La manière dont une petite proportion de hauts fonctionnaires part vers le privé – c’est le « pantouflage », terme inventé par les polytechniciens au xixe siècle – crée des liaisons dangereuses, condamnables. Il faut aussi, comme le gouvernement en a l’intention, contrôler ce que l’on appelle le « rétro-pantouflage », le retour dans l’État de personnes ayant travaillé chez un grand opérateur économique avec lequel ils seront amenés à rester en relation. Tout cela n’est pas convenable. Le pantouflage est d’ailleurs interdit dans nombre de pays voisins. 

Quel est le ratio hommes-femmes dans la haute fonction publique ?

Oh, on est très loin de la parité ! Alors que la fonction publique est très féminisée au bas de la pyramide, un tiers seulement des A + sont des femmes, et 20 % des cadres dirigeants : c’est le « plafond de verre ». Quant aux cabinets ministériels, ils comptent très peu de femmes, en raison des horaires fous incompatibles avec des responsabilités familiales.

La sociologue Catherine Marry a consacré une très intéressante étude au sujet, qui montre ceci : parmi les élèves de l’ENA, il y a entre un tiers et un quart de femmes. C’est beaucoup plus qu’à Polytechnique : à peine 15 %. Puis, au Conseil d’État, vous avez 30 % de femmes, à la Cour des comptes 20 %, à l’inspection des finances 20 % . Et il n’y en a que 12 % parmi les ingénieurs des Mines. La part des femmes dans les corps scientifiques est plus faible. Mais remarquez que, dès que l’on parle de hauts fonctionnaires, les énarques polarisent l’attention et servent de boucs émissaires… Les polytechniciens jamais. 

Concernant les hauts fonctionnaires et les conseillers ministériels, peut-on parler d’une caste et d’endogamie comme le font certains ? 

Le procès est connu. Comme tout procès à charge, il ne nous tend qu’une face du Janus. Oui, la France est dirigée par une oligarchie. Mais toutes les sociétés le sont. Les pays où des révolutions ont prétendu renverser la haute bourgeoisie les ont remplacées par une nomenklatura vorace : ce furent les pays du « socialisme réel » ! La seule question qui vaille est de savoir si cette oligarchie est ouverte ou fermée. Parler de caste sous-entend qu’elle est très fermée. Qu’en est-il dans la France d’aujourd’hui ? Il est vrai que l’ascenseur social, dans notre pays comme dans d’autres, s’est grippé. 

C’est l’ensemble de notre système éducatif qui échoue à promouvoir les jeunes de catégories populaires, que ce soit le fils de charcutier du Tarn ou le Maghrébin des quartiers du Mirail à Toulouse. Ils n’ont presque aucune chance statistique de réussir le concours de l’ENA, et pas davantage celui de Normale sup ou de HEC ! Il faut y remédier par un effort financier accru et des innovations en faveur des programmes d’égalité des chances, des classes préparatoires intégrées, etc. Et il faut défendre les concours internes, voie de promotion sociale !

Les hauts fonctionnaires sont parfois désignés comme des verrous aux réformes. Sont-ils au service de l’État ou le conservatisme l’emporte-t-il ? 

Ce petit monde est tout de même assez vaste pour faire cohabiter tous les types de personnes, depuis de grands réformateurs jusqu’à des types frileux. Mais, au total, ce groupe professionnel ne compte pas beaucoup de révoltés et d’indignés… Vous savez, les hauts fonctionnaires sont des dominants dociles. Dominants puisqu’ils ont réussi les concours les plus difficiles pour se hisser au sommet et entendent bien y rester. Dociles, car ce sont tout sauf des révolutionnaires. La haute administration est très rétive aux opinions politiques extrémistes, et ses concours sont des formes de cooptation. Dès lors, les hauts fonctionnaires se situent presque tous entre la droite modérée, la gauche modérée et l’extrême centrisme. Sont-ils portés à changer le monde ? Aspirent-ils à renverser le système ? Sont-ils tentés par les rêves d’« autre politique » ? Bien sûr que non ! Ce sont des dociles tenants de l’ordre politique, économique et social établi, qui est un ordre capitaliste. Il est certain que le mode de sélection de nos élites adolescentes ne contribue à faire émerger ni de grands contestataires ni des originaux disruptifs. Mais, pour être juste, dans quel pays au monde y aurait-il une haute administration disruptive ou révolutionnaire ?

La haute fonction publique fabrique-t-elle réellement les décisions publiques ou est-ce le politique qui décide ?

La France est cogouvernée par les hauts fonctionnaires. Quand un jeune ambitieux me demande comment participer à gouverner ce pays dans dix ans, je lui conseille de faire l’ENA et pas de militer dans un parti pour viser la députation ! Je ne dirais pas la même chose à un Allemand ou à un Italien. Mais de là à prétendre que les hauts fonctionnaires auraient « leur » politique, qu’ils imposeraient à des ministres manipulés… bien sûr que non ! On est plutôt en présence d’un couple avec ses tiraillements, ou d’une interaction entre associés-rivaux dans laquelle les hommes politiques ne sont pas désarmés.

On a dit que la haute fonction publique avait très largement soutenu Emmanuel Macron. Est-ce vrai ? 

Je n’en suis pas sûr. La haute administration avait parié sur la victoire des vainqueurs annoncés dans les sondages : Alain Juppé, puis François Fillon, en bref la droite. Macron et ses « grognards » en ont beaucoup voulu à ces hauts fonctionnaires de ne pas les avoir vus venir et d’avoir tardé à les rallier. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & VINCENT MARTIGNY

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