L'adversaire
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« Je ne suis pas un politicien mais un type normal, qui est juste venu pour détruire le système. Je suis le résultat de vos erreurs et de vos promesses non tenues. » La phrase par laquelle Volodymyr Zelensky, humoriste cathodique, a porté le coup de grâce au président ukrainien aurait pu être d’un Gilet jaune. Ou du candidat éphémère Coluche qui, comme les occupants des ronds-points, déclarait n’avoir « pas de programme, mais des revendications » et qui, comme eux, prenait pour cible les technocrates, « ces mecs que, quand tu leur poses une question, une fois qu’ils ont fini de répondre, tu comprends plus la question que t’as posée ».
Précisément, dans ce qui est, selon l’écrivain et avocat François Sureau, « plus qu’une émeute et moins qu’une révolution », certains discernent la première crise du consentement à un ordre technocratique. Arnaud Benedetti, universitaire spécialiste de la communication, y voit un soulèvement contre la « grande illusion démocratique » : les opinions, anesthésiées par ceux qui prétendent connaître leurs besoins mieux qu’elles et par les professionnels de la propagande, « adhèrent, “à l’insu de leur plein gré”, à l’offre unilatérale de leurs dirigeants ». Voici l’adversaire : l’arrogant spécialiste qui voudrait pouvoir dissoudre le peuple lorsque le peuple ne comprend pas les décisions prises pour son bien et que résume la figure de l’énarque.
Longtemps « bureaucrate », il devient « technocrate » à la Libération. Technique en impose là où bureau prête à sourire ou à râler. Le pays est à rebâtir. Les programmes de la Résistance placent la barre de l’action presque à la hauteur d’une révolution. La haute fonction publique va, grâce à l’ENA, cesser d’être une charge héréditaire et revenir aux méritants. Le mérite se mesurera non à l’expérience, mais à la maîtrise de solutions d’intérêt public imaginées en chambre, à l’abri de la politique, faites de compromis entre intérêts particuliers et soutenues par des hauts fonctionnaires souvent auréolés de leur engagement dans la Résistance : Simon Nora, du maquis des Glières, François Bloch-Lainé, trésorier des mouvements, Paul Delouvrier, chef d’un groupe de partisans… L’héroïsme de ce trio d’inspecteurs des finances semble garantir leur capacité à définir le bien commun. Derrière ces figures tutélaires, la piétaille de la fonction publique jouit, depuis 1946, d’un statut qui la sort de l’époque de Courteline et lui permet de prendre sa part d’une entreprise où il s’agit plus de transformation que d’administration.
L’État n’a plus seulement le monopole de la violence légitime : il acquiert celui du bien public. Il se dote de moyens extraordinaires : la Banque de France, les grandes banques de dépôt, 30 compagnies d’assurance, des entreprises de premier plan comme Renault, la recherche, le gaz, l’électricité, le charbon, le pétrole, les transports ferroviaires et aériens, l’audiovisuel, les sociétés d’économie mixte… La prospérité des Trente Glorieuses semble attester l’excellence de ce nouveau mode de gouvernement des hommes. À moins qu’elle ne fasse prendre l’œuf pour la poule et permette à la société et à l’économie d’absorber sans trop de dommages les effets de l’hubris technocratique. L’État tient partout la société civile à distance. Le gaullisme n’arrange rien. En 1966, Michel Rocard, inspecteur des finances socialiste, appelle en vain à « décoloniser la province »… Un demi-siècle plus tard, la France périphérique est sur les Champs-Élysées.
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