La primaire organisée par le Parti socialiste pourrait être un épisode important d’une reconfiguration doctrinale et stratégique. Elle aura des conséquences pour la vie politique française – le destin du PS étant déterminant pour une possible recomposition des gauches –, mais aussi sur l’avenir européen de la famille sociale-démocrate dont la cohésion future est tout sauf assurée. La primaire des 22 et 29 janvier est à replacer dans ce contexte de double phase critique.

Au niveau national, la stabilité de l’ordre électoral est brisée depuis 2007, date où, pour la première fois depuis 1981, un camp n’a pas bénéficié de l’alternance pour le contrôle du gouvernement. Alors que l’élection présidentielle de 2012 a pu apparaître à certains comme un retour à la « normale », les scrutins suivants ont au contraire été marqués par des résultats inédits : la gauche tombant à des scores historiquement bas tandis que le Front national apparaît fort comme jamais. Dans ce paysage mouvant, le PS doit lutter pour conserver sa domination sur la gauche et son statut de principale alternative de gouvernement. 

La deuxième phase critique se situe au niveau européen et concerne l’ensemble de la social-démocratie. Cette famille politique a si souvent été diagnostiquée en crise que les développements récents risquent de n’être vus que comme les suites d’un déclin entamé dans les années 1970. À s’en tenir là, on manquerait ce qui fait la singularité de la période actuelle. En fait, la social-démocratie a accompli un véritable cycle de transformation, marqué notamment par son élargissement géographique, notamment en Europe du Sud où elle a été associée à la démocratisation des régimes politiques. Son accompagnement de la mondialisation productive et financière a certes conduit à une perte de substance électorale et identitaire, mais l’ampleur de cette perte a été longtemps contenue, dans la mesure où les effets de richesse de l’ère néolibérale évitaient une trop forte dégradation des conditions sociales d’existence. Pendant ce temps, les dirigeants sociaux-démocrates ont gagné ou préservé leur place au sein des élites politico-administratives à la tête de l’Union européenne et de ses États membres. 

Or, la crise de 2008 a rompu le compromis qui prévalait auparavant : les attentes des citoyens ne s’accommodent plus de la logique inégalitaire de cet ordre productif. Le spectre d’une stagnation durable a réveillé celui d’une résurgence de conflits sociaux, inévitables dans une répartition des ressources à somme nulle. L’éclatement des contradictions de la zone euro a révélé les intérêts antagonistes des responsables sociaux-démocrates selon la position de leur pays dans une union monétaire de plus en plus coercitive pour les économies peu compétitives. Les arrivées récentes de réfugiés ont alimenté les ferments de division en mettant à l’épreuve des constructions nationales et des systèmes de valeurs qui, d’un bout à l’autre de l’UE, s’avèrent très différents. 

Depuis, la social-démocratie n’échappe au déclin électoral dans aucun pays européen. Ses capacités d’innovation programmatique semblent avoir été anesthésiées par l’évolution technocratique d’appareils partisans qui se ressemblent de plus en plus – et partagent en particulier un faible ancrage social en dehors des institutions pourvoyeuses de postes électifs. Le renoncement présidentiel de François Hollande en France et la démission de Matteo Renzi en Italie s’inscrivent dans ce crépuscule d’une force politique épuisée, contrainte de muter à nouveau sous peine de voir s’étioler dangereusement son électorat. 

Pour toutes ces raisons, la primaire du PS constituera un moment clé de l’éventuelle reconversion du socialisme français. À cet égard, les principaux candidats en lice incarnent des orientations contrastées. Benoît Hamon entend ainsi renouer avec la radicalité démocratique des premiers socialistes qui remettaient en cause l’ordre sociopolitique existant, tout en incorporant à son programme des thématiques neuves comme l’antiproductivisme. Une telle voie cherche à coller aux aspirations qui ont propulsé Jeremy Corbyn à la tête du Labour au Royaume-Uni et qui soutiennent d’autres forces ailleurs en Europe comme Podemos en Espagne, le Mouvement 5 étoiles en Italie, la Gauche verte ou le Parti pirate en Islande. Pour le PS comme pour ces autres mouvements en pleine réflexion sur la possibilité de conquérir le pouvoir sans se trahir, cela impliquerait une mutation organisationnelle considérable : l’action au sein des institutions devrait être articulée à une « contre-société » adaptée à différents styles de vie. 

À l’opposé, Manuel Valls incarne une orientation conservatrice caractérisée par la relativisation assumée de la question sociale et la marginalisation des revendications culturelles – ces dernières nuiraient, selon lui, au rassemblement national nécessaire face aux menaces sécuritaires, voire civilisationnelles, auxquelles serait exposée la République. Si ce raidissement trouve des échos dans d’autres partis de centre gauche en Europe, il mobilise une conception de la nation propre à l’ex-grande puissance unitaire qu’est la France. Il implique en outre un dépassement de la bipolarité droite-gauche, dont les conditions institutionnelles ne sont pas encore réunies dans notre pays. Il est d’ailleurs frappant de voir comment la posture de rassemblement de la gauche, incontournable dans une primaire qui s’adresse d’abord à ce camp, diminue l’originalité de la campagne de Valls et apparaît en contradiction avec son action au pouvoir.

On voit donc se dessiner deux pôles de reconversion possibles : le premier se place à l’extérieur des centres de pouvoirs actuels, ce qui permet de renouer avec l’enthousiasme propre à ce type de positionnement ; le second s’éloigne de plus en plus de la culture historique de la gauche dans l’intention de mieux administrer « en responsabilité » les sociétés européennes. 

Positionné au centre de gravité du parti, Vincent Peillon semble moins novateur. Il n’endosse pas les dérives néolibérales (loi travail) ou identitaires (déchéance de nationalité) de la gauche gouvernementale, tout en gardant espoir dans la possibilité de mettre en place des compromis équilibrés entre employeurs et salariés. L’émiettement des relations professionnelles et une croissance faible fragilisent néanmoins ce projet. D’autres partis sociaux-démocrates plus traditionnels, en Europe du Nord ou du Centre, font face aux mêmes difficultés : revenus eux aussi des promesses de la « troisième voie » des années Blair et Schröder, ils ne sont pas néanmoins parvenus à lui trouver de stratégie de substitution. 

Arnaud Montebourg, de son côté, incarne une sorte de néojacobinisme exaltant l’alliance nationale des productifs, afin de contester la confiscation de la souveraineté par la haute finance et les pouvoirs européens soumis à l’agenda de cette dernière. Comme dans le cas de Valls, le style de cette orientation puise dans une tradition très française, dont il est délicat de trouver des équivalents étrangers à gauche. Reste à savoir si elle peut mobiliser le noyau électoral de la gauche socialiste lors des primaires. Au cas où Montebourg parviendrait jusqu’au pouvoir, il lui serait nécessaire, pour mettre en œuvre son programme, de s’appuyer sur une mobilisation populaire comme aiguillon à un gouvernement de type « salut public » – ce qui avait manqué aux partisans de la transformation sociale en 1981-1983. Le désintérêt de ce candidat pour les structurations militantes durables représente à cet égard une limite forte à son projet. 

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