Nul n’aura sans doute mieux incarné le socialisme que Pierre Mauroy dont la place et le rôle à la tête du premier gouvernement de gauche de la Ve République mériteraient d’être reconsidérés tant ils furent grands. Il réussit, en effet, ce miracle de concilier ses convictions avec les exigences et les contraintes du pouvoir, d’adapter ses rêves à la réalité d’un monde qui entrait en mutation. Il en pressentait, d’ailleurs, les menaces pour sa famille politique qu’il voyait avec lucidité se couper déjà de l’électorat populaire. Un constat qu’il résumait en une simple phrase : « Nous ne faisons plus les cages d’escalier. Nous les avons abandonnées au Front national. »

Les années ont passé sans que cette leçon-là soit tirée. Depuis 1981, le Parti socialiste a passé vingt et une années au pouvoir. Cinq de plus que la droite ! Au fond, il a géré le pays sans drame, sans commettre d’erreur définitive ni faire de miracles, suivant le fil de l’eau de l’Histoire, comme la droite l’a d’ailleurs fait. Dans cette alternance faite de batailles électorales ininterrompues, le PS est devenu une machine politique, une fabrique de programmes, une pépinière pour professionnels de la politique. Nombre de ses élus d’aujourd’hui n’ont connu qu’une vie de nomenklaturistes, d’abord dans les syndicats étudiants, ensuite au sein de l’appareil du parti, enfin au gouvernement. Une vie en anaérobie, coupée des réalités quotidiennes, ignorante du secteur privé productif, au service de la population la plus protégée – salariés de la fonction publique, cadres moyens supérieurs vivant dans les centres urbains. Le Parti socialiste défenseur du peuple et des plus démunis est désormais une fable à laquelle plus personne ne croit. Ce n’est plus qu’une force politique pragmatique, un acteur certes essentiel de l’alternance démocratique, l’expression d’une sensibilité, mais ce n’est plus l’incarnation d’une idée et d’un projet.

Bien sûr, le PS a démenti cette phrase prononcée par Jacques Chirac au début des années 1980 : « La gauche, c’est très bien un ou deux ans au pouvoir tous les dix ou quinze ans pour corriger les erreurs de la droite ! » La gauche a montré qu’elle pouvait gouverner durablement. Mais elle a perdu sa singularité et, du coup, le soutien de cet électorat populaire qui est à l’origine de son existence politique. Il s’est dispersé, déçu par les socialistes, en rupture avec les communistes, déboussolé au point de rejoindre souvent l’extrême droite. Pris en tenaille entre ses idéaux originels et les terribles contraintes de l’exercice du pouvoir, le PS a fait le choix de gouverner sans se réinventer. Il a campé sur ses positions traditionnelles, tout en se montrant incapable de les mettre en œuvre, sinon par bribes techniques, peu symboliques, lorsqu’il gouverne. 

La caricature extrême de cette situation est la formule de François Hollande dans son discours du Bourget du 22 janvier 2012 : « Mon véritable adversaire, c’est la finance ! » Qu’a-t-il fait contre elle au cours de 

ses cinq années de mandat ? Rien puisqu’elle a été son meilleur allié avec la baisse des taux d’intérêt. Que pouvait-il faire en outre dans un monde globalisé, sans frontières réelles ? Rien. Car le PS, depuis son arrivée au pouvoir en 1981, n’a jamais changé de logiciel. Son idéologie n’a pas évolué. Son âme a jauni comme une vieille photo. Ses projets, encore aujourd’hui dans les programmes de ses candidats à la primaire, sont tous placés sous le signe d’un passé révolu. Jusqu’à cette étonnante capitulation de Manuel Valls le rénovateur qui, pour l’emporter, renonce à tout ce qu’il a dit et écrit depuis vingt ans. L’homme qui déclarait, il y a quelques mois encore, qu’il y a deux gauches irréconciliables, s’avance en candidat de la conciliation et de la réconciliation, bref du compromis mou et stérile. Pure considération tactique et triste illustration qu’au fond rien ne change.

En vérité, seuls deux hommes à présent cherchent à bouger les lignes car ils pensent différemment : Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. Tout, naturellement, les oppose mais l’un et l’autre ont un mérite : leur projet repose sur une analyse de la réalité. Tous deux partent d’une observation du monde pour en tirer des leçons d’abord sur l’Europe et, enfin, pour le pays. Certes, leurs conclusions sont radicalement contraires : l’un rêve d’une France à l’image du Cuba d’hier ou de la Bolivie d’aujourd’hui, une île utopique résistant au monde ouvert et interdépendant ; l’autre s’emploie à inventer un futur progressiste en tenant compte de la situation réelle de notre pays dans la compétition internationale. L’un imagine un modèle français qui deviendrait un exemple pour casser la globalisation. L’autre cherche une voie qui donnerait des ailes à la France dans la mondialisation.

Leurs adversaires socialistes n’ignorent rien, bien entendu, de cet environnement international et de notre place effective de semi-puissance dans le monde nouveau. Mais, pris dans leurs querelles d’appareil, embarqués dans une lutte pour la place plus que pour les idées, ils demeurent prisonniers de dogmes usés auxquels l’électorat populaire ne croit plus. Aucun n’ose même évoquer ce fameux programme de Bad Godesberg qui vit les socialistes allemands renoncer en 1959 à toute référence marxiste et reconnaître l’économie de marché ! Cette élection de 2017 aurait pu être une heure de vérité pour le Parti socialiste. En rentrant dans le rang, Manuel Valls a laissé passer l’occasion d’ouvrir au sein même du PS l’indispensable débat sans cesse repoussé. Comme si la peur de tout perdre régnait désormais dans ce parti d’apparatchiks. Or la gauche ne peut rebondir que dans l’audace. C’est le choix de Mélenchon dans une posture de repli territorial quasi-réactionnaire. C’est la voie de Macron, tenant, lui, de l’aventure au grand large, porte-parole d’une France de la mer. Ils n’ont rien en commun sinon de vouloir bousculer le Parti socialiste, de le défier et de soumettre aux électeurs autre chose que cette pensée routinière qui condamne celui-ci à un désespérant cabotage. L’électorat de gauche aura le dernier mot. Il lui faudra trancher entre un immobilisme autodestructeur, un isolationnisme qui se veut splendide, un progressisme lucide face au monde réel. 

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