La mère me tenait par la main
Puis Quelqu’un a levé le couteau de l’adieu :
La mère a dégagé sa main de la mienne
Pour que je ne sois pas atteint.
Mais elle
Doucement a touché encore une fois mes hanches –
Et sa main alors a saigné –

De ce moment, le couteau de l’adieu m’a coupé
En deux la bouchée dans la gorge –
Il a surgi avec le soleil dans le crépuscule du matin
Et s’est mis à s’aiguiser dans mes yeux –
Dans mon oreille vents et eaux s’affûtaient
Et toute voix de consolation enfonçait des aiguilles dans mon cœur –

Quand on m’a mené à la mort
À l’ultime instant j’ai senti encore
Le geste qui retirait le grand couteau de l’adieu.

 

 

On cite souvent la phrase d’Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare », en feignant d’oublier que le philosophe ne condamnait pas vraiment l’art, mais plutôt une culture qui ne prendrait pas en compte l’enfer des camps. La question que nous pose Adorno est, en effet, celle-ci : peut-on vivre après de telles tragédies ? Une problématique qui nous concerne tous et à laquelle se confrontent aussi les écrits sur le génocide rwandais de Scholastique Mukasonga, de Véronique Tadjo et d’Abdourahman Waberi.

Le poème reproduit ci-dessus date de 1947. Il est extrait de Dans les demeures de la mort, dédié « à mes frères et sœurs morts ». Nelly Sachs avait grandi à Berlin dans une famille juive aisée et assimilée. C’est avec l’émergence du nazisme qu’elle découvre l’histoire du peuple juif. Puis, à partir de 1940, en exil en Suède, elle retrouvera le chemin de la littérature dans l’étude de la kabbale et de la Bible nouvellement traduite par Martin Buber.

Ici, elle emprunte la voix d’un enfant décédé. Dans ses sanglots, elle exprime l’inexprimable : « l’effroyable mutisme d’une gorge devant la mort ». Si la thématique de la vengeance sous-tend la deuxième strophe, l’œuvre de la poétesse éloigne justement cet abîme, « afin que les persécutés ne deviennent pas persécuteurs ». Avec son héritage de sel, elle mêle parmi les ombres les victimes aux bourreaux. Et écrit par amour, comme, d’un geste, on écarte un couteau. 

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