Egon Schiele est censuré sur les murs du métro londonien ; la fin de Carmen est revisitée en Italie pour que le public n’applaudisse pas le meurtre d’une femme ; Angela Merkel ôte de son bureau deux tableaux d’Emil Nolde en raison de l’engagement nazi du peintre ; Decolonial News dénonce la vente en librairie de Petits Contes nègres pour enfants des Blancs de Cendrars ; le nom de Maurras est retiré du Livre des commémorations nationales. Autant de signaux d’une vigilance accrue en 2018 et 2019, qui semblent dénoter un changement de paradigme. Non, il ne s’agit pas d’actes iconoclastes comparables à la destruction par l’État islamique de statues assyriennes au bulldozer. Mais les protestations des ligues de vertu, les pétitions numériques des associations féministes et antiracistes, les appels au boycott se multiplient en Europe pour limiter l’accès et la célébration d’œuvres anciennes aujourd’hui jugées amorales ou insultantes.

En 1892, Léon Deschamps, fondateur de la revue littéraire La Plume, lançait une souscription pour un monument en hommage à Charles Baudelaire, mort trente-cinq ans plus tôt. La jeune garde décadente s’enthousiasma ; Mallarmé et Leconte de l’Isle applaudirent ; Rodin se dit prêt à accepter la commande. Mais, le critique Ferdinand Brunetière s’insurgea dans La Revue des Deux Mondes. Tout en accordant talent et influence à Baudelaire, il refusait de voir en lui un exemple, un modèle à proposer. Et ce, non pour sa vie privée qu’il prétendait ne pas connaître, mais parce que ses œuvres « corrompent la notion de l’art », parce qu’il a « idéalisé le vice ». En dépit du débat qui s’ensuivit, bientôt les dons s’essoufflèrent. Et Rodin ne réalisa jamais sa sculpture.

« Reconnaître, ou même admirer le talent, et l’approuver, sont deux choses ; lui élever des statues en est une troisième encore. » La phrase de Brunetière résonne étrangement. Car du haut de son magistère, bientôt élu à l’Académie française, l’intellectuel représentait l’Institution. Or ce sont les choix mémoriels de l’État lors des dernières décennies qui sont actuellement questionnés.

Aujourd’hui, l’œuvre de Baudelaire est étudiée à l’école. Elle fait partie de ces phares qui fondent notre récit national. Sans doute est-elle toujours aussi dangereuse, de ce venin lent qu’est la scrutation de soi dans l’impasse. Mais, le pouvoir, qui s’est fourvoyé à la censurer, ne se risque plus à discuter ses vertus morales. Comme une mère met un portrait de Rimbaud au-dessus du berceau de son nourrisson (cf. la chanson En cloque de Renaud), il a sanctifié ses anciens renégats. Il existe une terrasse Lautréamont au jardin des Halles à Paris. Et le musée d’Orsay expose aux yeux des visiteurs L’Origine du monde de Gustave Courbet. Dans une société individualiste, la singularité de l’artiste a bonne presse. Et la distinction entre jugement esthétique et jugement moral, théorisée par Kant, permet d’oublier à bon compte les messages de certaines de ces œuvres. Elles sont devenues des « lieux de mémoire », selon la notion de Pierre Nora : des nœuds de fixation où s’incarne notre récit national, notre geste occidentale, au risque de les transformer en coquilles vides.

De nombreuses communautés ne se reconnaissent plus dans les canons de ce patrimoine. Elles critiquent la pédophilie de Balthus, le racisme d’Hergé, et une mémoire tout entière façonnée par des générations de mâles blancs. Elles dénoncent la mauvaise foi des privilégiés qui se drapent dans la pureté du jugement de goût pour prolonger un discours de classe. Elles mettent en cause l’État pour ses subventions et ses aides. Ainsi, s’opposent deux discours de pouvoir et de contre-pouvoir. Au fétichisme répond forcément la simplification. Les œuvres ne sont plus considérées en tant que telles : elles sont les instruments d’une cause.

Pourtant, l’art n’est jamais univoque. La portée des chefs-d’œuvre dépasse la biographie de leur auteur et les croyances de leur époque. « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire », écrivait Italo Calvino. La pièce Le Marchand de Venise a pu légitimement être taxée d’antisémitisme. Il n’empêche que Shakespeare y offre à son personnage Shylock un sacré appel à la tolérance : « Je suis un Juif ! Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, un corps, des sens, des désirs, des émotions ? N’est-il pas nourri par la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même hiver et le même été qu’un chrétien ? »

Ce passage pourrait être l’emblème de l’aspiration de notre culture à l’universalité. Or, c’est cette aspiration même qui est questionnée quand on s’évertue à réduire les œuvres à leurs origines. Notre rapport à la connaissance s’appuie sur la confrontation à des pensées différentes, même suspectes. Mais un tel dialogue n’est possible que si l’on n’enferme pas l’artiste dans son contexte.

Ainsi, même les textes de Sade ont pu donner lieu à des lectures féministes. Dans Faut-il brûler Sade ?, Simone de Beauvoir reconnaît en lui un privilégié qui a osé assumer systématiquement son égoïsme. Mais elle s’intéresse aussi à sa dialectique du maître et de l’esclave pour penser les relations entre hommes et femmes. L’atroce radicalité de l’auteur se révèle alors précieuse pour mieux comprendre l’aliénation. « À quoi servent les romans ? À quoi ils servent, hommes hypocrites et pervers ? Car vous seuls faites cette ridicule question ; ils servent à vous peindre, et à vous peindre tels que vous êtes, orgueilleux individus qui voulez vous soustraire au pinceau parce que vous en redoutez les effets », écrivait le pornographe philosophe.

Cette hypocrisie des censeurs était au cœur du témoignage de Jean Paulhan en faveur de Jean-Jacques Pauvert, éditeur des œuvres de Sade dans les années 1950. L’intellectuel soulignait l’influence souterraine de l’écrivain sur la littérature du xixe siècle. Il lui semblait choquant de l’interdire alors que sa pensée se retrouvait vulgarisée dans les journaux quotidiens. Sur sa nocivité, il déclarait : « Sade est dangereux. J’ai connu une jeune fille qui est entrée au couvent après avoir lu les œuvres de Sade. Et parce qu’elle les avait lues… Je relisais avant-hier la Bible. C’est un livre effrayant !... Je ne laisserai lire la Bible à une jeune fille qu’avec précaution. »

Comparer les atrocités sadiennes à l’Ancien Testament est audacieux. Mais Jean Paulhan cherche à pointer l’erreur du censeur qui préjuge de la réception d’une œuvre. Parier sur la capacité d’analyse des lecteurs, sur leur maturité est la condition première d’une culture vivante. Faire chuter des œuvres de leur piédestal n’est pas nécessairement mauvais, tant que ces bonnes intentions ne conduisent pas à les faire disparaître dans les caves des musées, tant qu’on ne sacrifie pas l’analyse du passé à l’occultation de ses failles.

Durant les années révolutionnaires, la France connaît un vaste mouvement iconoclaste. Le 14 août 1792, l’Assemblée nationale législative vote un décret pour convertir à d’autres fonctions, ou plus simplement détruire, les œuvres et les monuments de l’Ancien Régime, « élevés à l’orgueil, au préjugé et à la tyrannie ». L’abbé Grégoire, fervent adversaire de la monarchie, va se battre contre ce qu’il nomme du vandalisme. Les objets nationaux, « n’étant à personne, sont la propriété de tous ». Il se propose de les faire servir à l’instruction des citoyens. Et de graver sur les frontons et dans les cœurs cette sentence : « Les barbares et les esclaves détestent les sciences, et détruisent les monuments des arts ; les hommes libres les aiment et les conservent. » Ainsi naquit notre politique patrimoniale.

Nous sommes aujourd’hui à une période de crise de notre culture, qui dépasse la seule sphère artistique. Comme les monuments de la monarchie, les œuvres de notre passé, bien qu’entachées de sexisme, de racisme ou d’antisémitisme, ont quelque chose à dire à tous les citoyens, héritiers ou déshérités. Ne laissons pas mourir nos statues, en les dévitalisant par notre vision de girouette.  

 

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