À la Direction des écoles de San Francisco, le débat a fait rage. La fresque murale en treize tableaux sur la vie de George Washington ornant le mur d’un établissement devait-elle être préservée, ou détruite, comme l’exigeaient des associations noires et amérindiennes ? Celles-ci jugeaient certains tableaux offensants pour la mémoire de leurs ancêtres, le peintre les exposant dans une attitude soit soumise, soit « barbare » (un Amérindien brandissant un scalp, par exemple). D’autres associations rappelaient que le peintre, Victor Arnautoff, était alors un défenseur farouche des minorités qui entendait au contraire exposer l’asservissement historique des Noirs et des Amérindiens. L’aboutissement fut très américain. Le 14 août 2019, l’autorité scolaire a tranché : la fresque ne sera pas détruite mais… entièrement masquée, invisible. L’acteur noir américain Dany Glover, syndicaliste actif très à gauche, s’est réjoui qu’on « n’ait pas procédé à l’équivalent d’un autodafé ».

L’exemple est symptomatique du débat culturel actuel aux États-Unis. Engagé dès les années 1970-1980 dans le cadre de l’émergence des cultural studies, il connaît aujourd’hui une multiplication d’« affaires » sur un grand nombre de sujets, qui ont toutes pour cadre la défense dans l’art des minorités (de genre, nationales, ethno-raciales, etc.). On notera que les milieux conservateurs ont en général peu d’appétence pour ces enjeux, lesquels divisent essentiellement la mouvance progressiste. Quant aux débats, ils portent grossièrement sur trois questions : Faut-il juger l’œuvre d’un artiste en fonction de sa vie ? Dans une société où les canons socioculturels évoluent très vite, peut-on évaluer les œuvres passées à l’aune des normes contemporaines ? Enfin, qui est légitimement en droit d’écrire, de peindre, etc., et sur quel thème ?

Premier cas : Gauguin. Depuis l’exposition Gauguin as Alchemist à Washington en 2010, de nombreuses associations demandent en vain l’interdiction d’exposer les œuvres du peintre, jugé pédophile, précisément celles peintes à Tahiti où il expose de jeunes pubères avec lesquelles il entretenait souvent des rapports sexuels. D’autres, sans oublier que le récit colonial du XIXe siècle est souvent aveugle au sort des femmes polynésiennes, rappellent que nombre de jeunes filles étaient mariées au lendemain de leur puberté.

Deuxième cas : nous visitons, en 2010, la maison d’Harriett Beecher Stowe (1811-1896), à Hartford (Connecticut). Sur place, un guide explique que son célèbre ouvrage La Case de l’oncle Tom, étudié par des générations d’Américains, est tombé en désuétude sous la pression du mouvement noir. L’auteure était pourtant une farouche militante anti-esclavagiste, et son livre a beaucoup servi à promouvoir l’humanité des Noirs dans le regard des jeunes Blancs. Mais il est aujourd’hui perçu comme véhiculant une idéologie blanche paternaliste (ce qui est le cas). Exit, donc, Beecher Stowe de la mémoire de l’esclavage. Et bienvenue aux sensitivity readers. Cette profession, chargée de « vérifier les sujets sensibles », se développe dans l’édition aux États-Unis. Son objet ? Évacuer tout terme d’un roman ou d’un essai qui risquerait d’être jugé offensant, en particulier par les minorités ethno-raciales, sexuelles, etc. De tout temps, maisons d’édition et journaux ont fait appel à des juristes pour éviter l’accusation de diffamation. Cependant les sensitivity readers n’officient pas en fonction de normes juridiques, mais de normes socioculturelles diffuses, non codifiées – bref, de la vox populi. Beaucoup aux États-Unis s’interrogent : osera-t-on encore publier Vladimir Nabokov, Norman Mailer ou Henry Miller ? D’autres soutiennent le principe. En 2019, l’écrivaine Marjorie Ingall clamait : « Rendre les livres pour enfants plus authentiques et moins stéréotypés, ce n’est pas censurer. »

Le troisième cas dépasse le seul thème de l’« appropriation culturelle » et de sa dénonciation. Un exemple : en 2013, lors de la cérémonie annuelle des MTV Music Awards, la chanteuse Miley Cyrus se lance sur scène dans un twerk endiablé. Scandale ! Cette danse hypersuggestive était jusque-là l’apanage des Noires du ghetto. Miley est riche, elle est blanche et n’a aucune connaissance de la culture hip-hop. Spoliation culturelle ! Au-delà de cet aspect brut, d’autres thématiques émergent. Cette année, l’écrivaine Jeanine Cummings évoque dans son roman American Dirt l’effroyable odyssée des jeunes immigrants hispaniques. Elle est blanche, connue et aisée. On l’attaque : que sait-elle de la culture et des codes de ceux dont elle parle ?

Ce basculement, de la défense d’une cause juste au raidissement normatif, a atteint la célèbre New York Review of Books. À l’été 2018, Ian Buruma, son nouveau rédacteur en chef, veut publier un article de Jian Ghomeshi, un écrivain et musicien canadien sorti libre pour « insuffisance de preuves » d’un procès en 2016 où plusieurs femmes l’accusaient d’agressions sexuelles. Son article portait sur ses difficultés à refaire sa vie malgré son acquittement. La rédaction de la Review – particulièrement ses jeunes journalistes – s’insurge et exige le retrait d’un texte jugé offensant pour les victimes. Elle note que vingt femmes avaient témoigné contre Gomeshi et qu’il avait fait des excuses publiques à l’une d’elles (sans reconnaître les faits) afin d’éviter une plainte. Dans une atmosphère lourde, le propriétaire de la Review décide de ne pas publier l’article et de licencier Buruma. Dix mois plus tard, celui-ci défend sa cause : l’offense, plaide-t-il, diffère de l’insulte. « Dans un discours civilisé, rien n’excuse l’insulte. Mais l’offense, parfois, est inévitable. » Aujourd’hui, aux États-Unis, Trump peut insulter n’importe qui sur Twitter. Mais l’offense, elle, est devenue une indignité. « La dénonciation, si elle remplace le débat, aboutira à un conformisme dicté par la peur. Et la peur de défier l’esprit du temps abêtira le discours public », conclut-il.

Buruma a bien défini le débat qui divise les progressistes américains. Nous avons interrogé deux Français installés aux États-Unis. Vicky Colombet est peintre (elle exposera du 18 avril au 25 octobre au musée Marmottan). Féministe de toujours, elle vit depuis vingt ans à New York. Elle adhère aux revendications culturelles actuelles des minorités mais craint leurs dérives. « Aux États-Unis, explique-t-elle, tu es un artiste noir, ou femme, ou gay, etc. Il n’y a pas de fluidité dans l’identité artistique. Or nos affinités, notre art, dépassent la couleur de notre peau et notre sexualité. Finalement, dans l’idée de défendre les minorités, on aboutit souvent à un environnement où prédomine l’intolérance. Interdire les livres ou les expositions, ce sont des actes fascistes. »

Directeur à Brooklyn d’un centre artistique à succès nommé Invisible Dog, Lucien Zayan, arrivé il y a douze ans, oppose une vision inverse. « Aux États-Unis, on est obligé d’aller aux extrêmes pour se faire entendre, et si on traque une icône culturelle cela aura beaucoup plus d’impact que si on s’attaque à monsieur Tout-le-Monde. C’est ce qui advient aujourd’hui dans l’art et la culture. Il y a des comportements abusifs ? Oui, mais pourquoi être outré par l’interdiction d’exposer Gauguin ? Wagner a bien été banni durant des décennies en Israël et peu s’en sont offusqués. Si bannir un temps Gauguin permet d’ancrer que le viol d’enfants est une horreur et que la domination du fort au faible doit cesser, c’est ça qui compte. Ce qui est primordial, c’est de défendre les immigrés, les minorités et leurs cultures. Si attaquer l’auteure d’American Dirt fait avancer la cause d’écrivains latinos aux États-Unis, c’est désolant mais c’est utile. Il a fallu des dizaines d’années avant qu’au cinéma et sur les planches on fasse jouer le rôle des Noirs à des Noirs et non à des Blancs qui se grimaient le visage. Aux États-Unis, la question ethno-raciale est prédominante. Et on va aux extrêmes parce qu’en face on a des extrémistes : Trump et les suprémacistes blancs. » 

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