Comment définir la situation de la culture aujourd’hui ?

Nous vivons une période de double intensification : une intensification créative marquée par la multiplication des œuvres, des événements, des expositions ; une intensification du sérieux avec lequel sont considérés l’art et la culture, qu’on appréhende aujourd’hui comme le cœur même de ce qui fait démocratie. C’est le retour du grand sérieux en art et d’une attention grave à ce qui se joue politiquement dans la sphère culturelle. Par ailleurs, la période récente a cassé un lieu commun assez toxique qui édifiait naïvement toute création en agent d’émancipation des consciences. Nous savons désormais qu’une œuvre d’art peut être parfois un facteur d’aliénation.

Avez-vous le sentiment que les débats actuels sont inédits ?

Pas totalement. Les beaux-arts, la création et la culture ont toujours été soumis à un climat de méfiance et traversés de conflits. Ce sont plutôt les quatre décennies précédentes, de la fin des années 1970 au début des années 2010, constitutives de ce que je nomme « l’ère de la transgression permanente », qui ont été un moment très particulier. Il est assez classique qu’après une période de forte conquête de liberté artistique, il y ait un brutal raidissement. Et nous sommes dans un moment de raidissement, de contre-feu. Ce qui est inédit aujourd’hui, c’est, d’une part, la situation de l’art, qui bénéficie d’une marge de manœuvre extrêmement ample et libre en termes de production et de diffusion et, de l’autre, la multiplication des fractures, des procès d’intention en tout genre.

Quand vous parlez de ces quatre décennies de transgression, que voulez-vous dire ?

Il y a eu une période d’euphorie artistique post-1968 qui s’est incarnée dans différentes directions : les années Lang à partir de 1981, la folie du marché de l’art à l’international, la structuration de la culture partout dans le monde avec le fleurissement de nouvelles institutions. Cette période s’est également caractérisée par l’idée que la transgression devait devenir la norme. Au point d’ailleurs que la transgression a fini par tourner à vide et perdre, à partir des années 2000 et 2010, sa force de percussion.

Qu’est-ce qui fait la singularité des débats actuels ?

La liberté d’expression apparaît enfin comme l’outil de tous, y compris de ceux qui reçoivent et perçoivent les œuvres et font valoir leur opinion, leur adhésion, parfois le rejet de ce qu’ils trouvent offensant. On constate que la liberté d’expression des artistes ou de la critique autorisée n’est pas supérieure à celle des publics. Toutes les voix comptent. Un véritable débat démocratique sur l’art et ses ambitions est né, avec en point de mire un enjeu immense : l’humanisme de demain.

Comment analysez-vous la multiplication de demandes d’interdiction et de censure en provenance de groupes ou d’associations ?

Nous assistons à un vrai glissement. Jadis, c’était plutôt l’État et l’Église qui exerçaient une censure. Depuis les années 1970, force est de constater que les entreprises d’interdiction et de censure viennent de fractions de la société civile qui se sentent offensées par des œuvres d’art et de l’esprit. Elles procèdent alors par des actions où se mêlent souvent judiciarisation et intimidation.

Un exemple : en 2000, au CAPC de Bordeaux, une association, La Mouette, avait attaqué une exposition sur l’enfance dans l’art contemporain au nom de la lutte contre la diffusion d’images à caractère pornographique présentées à des mineurs. Il n’y a pas eu de condamnation mais il a fallu dix ans pour que l’affaire soit définitivement tranchée ! Le spectre de la procédure en cours a généré énormément d’autocensure dans l’art contemporain dans les années 2000, par anticipation d’une attaque du même type. Ainsi, en 2010, l’exposition Larry Clark au Musée d’art moderne a été interdite par la ville de Paris aux moins de 18 ans, de peur qu’il y ait un dépôt de plainte de la part d’associations. Ce qui est intéressant, c’est que même si le processus judiciaire a écarté la censure, l’entreprise d’intimidation, elle, a eu des conséquences.

N’est-ce pas une nouveauté, que ces entreprises de censure viennent aujourd’hui des milieux traditionnellement progressistes ?

Les indignations émises depuis les milieux décoloniaux, féministes sont légitimes et il convient de les écouter avec le maximum d’attention. En revanche, il y a des indignations qui prennent pour cible l’art et la pensée de manière abusive et, au bout du compte, délétère. Le problème, c’est que ces modes d’action visent d’abord à disqualifier moralement des auteurs ou leurs publics avec des procès expéditifs en fascisme, en sexisme et en racisme. Deux exemples récents : la fameuse mise en scène des Suppliantes d’Eschyle, présentée à la Sorbonne en mai 2019, accusée fallacieusement d’être négrophobe. Dans un autre domaine, lors d’un concert de Bertrand Cantat, en 2018, une pancarte décrétait : « L’acclamer, c’est cautionner. » On a tout à fait le droit de réprouver le retour sur scène de Bertrand Cantat et de le haïr. Mais le raccourci du message incriminait les auditeurs de sa musique qui, en admirant celle-ci, se trouvaient très abusivement jugés complices d’un féminicide.

Voici donc des opérations d’intimidation qui confinent à la censure. Évidemment, cette censure ne sera jamais revendiquée comme telle : dans une démocratie, la censure n’apparaît telle qu’aux yeux de ceux qui s’en sentent l’objet. Ceux qui exercent une interdiction abusive ne disent en revanche jamais qu’ils sont des censeurs, mais qu’ils œuvrent pour l’intérêt général ou pour des causes justes.

La forme moderne de la censure serait-elle l’intimidation ?

Absolument. L’intimidation va générer une autocensure et celle-ci est un piège terrible. Pire encore : ces méthodes deviennent le fait d’étudiants en sciences humaines ou d’artistes qui devraient normalement lutter pour la tolérance, la nuance et l’écoute. Il y a quelques semaines, lors d’une conférence sur la censure dans une école d’art, une jeune femme anonyme a crié « pédophile » dans la salle à la simple mention du nom de Gauguin, avant de diffamer publiquement la conférencière en l’accusant d’être pour le viol.

Sur les plateformes d’Internet, les algorithmes bloquent parfois la possibilité de voir des œuvres d’art jugées pornographiques. Est-ce une forme de censure équivalente ?

Nous sommes aujourd’hui en présence de deux sortes de censure diamétralement opposées. La première est celle que vous évoquez en parlant des algorithmes. C’est une censure post-humaine qu’on ne prend pas assez au sérieux, au point d’en rire parfois. Mais quand Twitter ou Facebook sont suffisamment stupides pour confondre L’Origine du monde de Courbet avec de la pornographie et bloquent votre compte, ce n’est pas drôle du tout. Dans un espace public qui tend à se virtualiser, la gestion des interdits de demain sera de plus en plus assumée par ces algorithmes. Cette censure risque de devenir une puissance aveugle dont les injustices seront très difficiles à contester. La censure se combat quand il y a des embryons d’abus qui apparaissent. Nous y sommes.

Le second type de censure est littéralement inhumain. C’est une censure qui procède par éradication. Cela a été le cas dans l’affaire des caricatures de Mahomet. Le massacre à la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015 est un événement absolument considérable dans l’histoire de l’art, avec des conséquences très concrètes. En avril 2015, le dessinateur Luz déclare qu’il ne dessinera plus jamais Mahomet et, en juillet 2015, Riss déclare à son tour qu’il renonce à caricaturer le Prophète. À ma connaissance, c’est le plus grand cas d’autocensure avoué dans un pays où existe la liberté d’expression. Quand Philippe Geluck déclare fin 2018 que, dans cette affaire les terroristes ont gagné, il dit la vérité, du moins pour l’heure.

Le point de convergence entre ces deux formes de censure, c’est la brutalité aveugle. Vous ne négociez pas plus avec un algorithme qu’avec une kalachnikov. Je trouve assez glaçante cette rencontre d’une censure très archaïque et d’une censure très moderne et technique.

Quels sont les interdits d’aujourd’hui ?

Au-delà du cas particulier de la figuration de Mahomet, c’est désormais l’identité de celui qui s’exprime qui définira les limites de ce qui est formulable ou non. C’est tout l’enjeu de l’appropriation culturelle, par exemple. Avec une telle idéologie, l’interdit fondamental, c’est tout simplement celui d’être soi. Je crois aussi que l’ironie, l’humour cruel ne s’entendent plus du tout aussi impunément qu’il y a encore cinq ou six ans. Cela étant, le retour de certaines limites permet à de nombreuses œuvres de sortir de leur conformisme et de retrouver la propension au trouble qu’elles avaient perdue.

Pouvez-vous citer un ou deux exemples ?

On écoutait Gainsbourg sans y prendre garde depuis des années, comme de la variété. Or certains de ses textes redeviennent de l’acide chlorhydrique ; ils brûlent les oreilles et l’esprit. Écoutez Lemon Incest ! Les paroles retrouvent la force subversive que souhaitait Gainsbourg, parce que la représentation de l’enfance est à nouveau un sujet hypersensible.

De même, essayez de commencer un récital de poésie par ces vers de Baudelaire : « Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive, / Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu,  / Je me pris à songer près de ce corps vendu  / À la triste beauté dont mon désir se prive. »

Même la poésie, naguère inoffensive et simplement bonne à tester des prétendants au bac, redevient disruptive ! Je ne vous parle pas du marquis de Sade, de Georges Bataille ou même du roman érotique Les Onze Mille Verges de Guillaume Apollinaire, qui sont considérés maintenant sur des sites féministes comme des apologies du meurtre, de la pédophilie et de l’asservissement des femmes. Tous ceux qui défendent ces textes au nom de l’histoire littéraire sont présentés comme des complices de ces apologies.

Que faudrait-il faire ?

Par-delà les indignations et les dénonciations, notre bien le plus précieux, celui qui nous définit, c’est la liberté d’expression. Il faut à tout prix préserver ce bien, ce qui ne va pas sans contreparties, c’est-à-dire des conflictualités nombreuses. Je plaide aussi en faveur de la création d’une grande instance de médiation pour permettre aux parties de réapprendre à se parler en évitant la confrontation directe et violente. Ce sont des voies médianes, mais la démocratie, c’est la résolution des conflits. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER et VINCENT MARTIGNY

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !