En quoi les arts seraient-ils colonisés  ? 

Ce n’est pas que les arts soient « colonisés », c’est qu’ils sont traversés par le colonialisme (esclavage et post-esclavage). L’idéologie racialiste s’est insinuée dans les représentations des « non-Blancs » et dans l’histoire de l’art, profondément eurocentrée. Les siècles de colonialisme et d’impérialisme, la profonde inégalité Nord-Sud, tout cela pèse. Le théâtre, le cinéma, la danse, la peinture ont été construits dans le déni des emprunts et des vols, ou de l’imitation d’autres cultures. Les musées tels qu’ils ont été conçus sont des institutions coloniales.

Votre projet est-il de les décoloniser ? 

La décolonisation doit être vue comme un processus. C’est un vrai travail à accomplir sur soi et collectivement. Il ne faut pas sous-estimer cet effort, parce que toute notre éducation est fondée sur l’effacement, l’oubli, le déni de cultures et d’histoires qui ne célèbrent pas l’Europe blanche, masculine et chrétienne. Regardez les programmes scolaires sur l’esclavage colonial : aucun élève ne peut comprendre avec ça ce qu’a signifié l’esclavage, comment il a profondément affecté les arts, les goûts, les normes sociales et culturelles de l’Europe ! Le pouvoir a naturalisé la domination et le racisme. Pas besoin de croire en l’existence de la race biologique pour être raciste. Le « je ne suis pas raciste » est d’une totale hypocrisie, la question est : que faisons nous chaque jour pour combattre le racisme ? Cela passe déjà par l’éducation, toujours l’éducation, pas seulement le contenu mais aussi la structure de l’institution : qui dirige ? qui enseigne ? comment ? qui nettoie ? quelles sont les conditions d’admission ? quelles pédagogies ?

Décoloniser le musée, par exemple, ça ne peut pas être seulement changer les textes, reconnaître le vol, le pillage, la négation de l’emprunt (ça serait déjà ça, évidemment !), c’est aussi repenser la temporalité, la spatialité, la manière d’exposer. Les musées occidentaux ont un énorme travail à faire – et, face à leurs réticences, on finit par penser que leur décolonisation est impossible. L’ex-président du musée du quai Branly ne s’est-il pas opposé à la restitution des objets d’art africains avec des arguments absolument malhonnêtes ? Ou alors, on assiste à une absorption de notions décoloniales, parce que c’est à la mode, à leur marchandisation et à leur « pacification ». La suprématie blanche, le sentiment profond d’innocence blanche, voilà ce à quoi nous sommes confrontés. Mais, je répète, la décolonisation c’est aussi se défaire de la séduction du maître, de vouloir « en être » à tout prix. Développer des lieux autonomes, compter sur ses propres forces, organiser son auto-éducation (lire, écouter, sortir de son monde), et une éducation décoloniale collective, écrire, créer, entretenir sa curiosité, être prêt à être étonné, perturbé. Des initiatives de ce genre existent et il faut les développer et les soutenir. 

En décolonisant les arts, ne risque-t-on pas d’avoir une lecture anachronique des œuvres ?

La décolonisation des arts, ce n’est pas faire le procès d’un ou d’une artiste des temps passés, c’est se demander comment le consentement à des représentations racistes et sexistes s’est fait, comment l’artiste a représenté les choses « sans y penser », argument qu’on entend chaque jour. Le « sans y penser », ça se traduit par : je ne veux pas y penser, je veux rester innocent, une innocence qui me protège de voir comment le monde social dans lequel je vis est fondé sur l’exploitation et la déshumanisation de groupes et de peuples.

Quelles sont les spécificités de l’appropriation culturelle en France ? 

L’appropriation culturelle, ce n’est pas l’emprunt qui existe depuis toujours entre cultures – on pourrait citer des exemples d’emprunts Sud-Sud –, mais l’exploitation qui garantit des retours financiers ou narcissiques, fondée sur l’effacement de celles et ceux dont les créations, dont ils n’ont jamais tiré de bénéfices, ont été niées et méprisées. On peut déjà dire que certaines formes ne sont pas là pour être appropriées (rituels, pratiques sacrées) et transformées en marchandises. Ensuite, l’appropriation culturelle est une pratique de blanchiment, visant à faire d’une pratique méprisée une pratique respectable – par exemple, porter des dreadlocks devient acceptable quand des mannequins blondes le font ! Tout ce que les peuples du Sud ont créé souvent dans des conditions de répression et qui a été méprisé, identifié comme « primitif », deviendrait respectable une fois que des Blancs ou des Blanches s’en emparent ! 

En France, toute une histoire de l’art nie les emprunts et les pillages par des artistes – on connaît un peu maintenant le rôle de masques africains dans la peinture de Picasso, mais il faudrait étendre ce travail et explorer aussi la danse, la musique, l’opéra…

Que répondez-vous à ceux qui crient à la censure ?

Qui a été censuré ? Sérieusement ? La dénonciation d’un blackface (le fait pour un Blanc de se grimer en noir) serait de la censure ? Ce que nous demandons, ce n’est pas la censure, c’est la fin de l’innocence blanche, du droit que les Blancs s’arrogent à une innocence qui n’est que le nom d’une ignorance revendiquée. Pourquoi cette ignorance de l’impact de siècles de colonialisme, dont les effets perdurent dans la France post-impériale – mais toujours coloniale : n’oublions jamais les « Outre-mer » –, devrait-elle être acceptable ? Dans Discours sur le colonialisme, publié en 1950, Aimé Césaire parle d’« effet retour » pour exprimer le fait qu’un pays ne peut innocemment esclavagiser et coloniser sans que ça fasse retour et contamine sa démocratie, ses arts, ses lois, ses institutions – les lois raciales qui existent « là-bas » ne restent pas « là-bas », elles font retour. Pourquoi cet effet retour n’est-il toujours pas considéré comme central ? Pourquoi le monde des arts n’entreprend pas sa décolonisation et sa déracialisation ? Que veut-il préserver ? Quelles inégalités ? 

Et ceux qui vous reprochent d’avoir une vision totalitaire de l’art ?

Là, je dois dire que le sens de la question m’échappe ! Vision totalitaire de l’art ? Ça veut dire quoi ? Que l’art serait totalitaire ? Je ne surestime pas la signifiance de l’art, j’observe son rôle dans l’économie capitaliste néolibérale, je suis des artistes qui développent des pédagogies et des pratiques en lien avec les mouvements sociaux de par le monde ou qui font rêver et entrevoir d’autres futurs. Ce qui m’intéresse, c’est tous ces efforts, l’incroyable créativité qui s’en dégage, la multiplicité des initiatives à travers le monde pour déconstruire la maison du maître, mais pas avec ses outils. 

 

Propos recueillis par M.P.

 

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