En quoi la liberté d’expression dans le domaine de la culture est-elle aujourd’hui attaquée ?

On vit dans un monde très paradoxal. On assiste d’un côté, sur les réseaux sociaux, à une sorte de libération de la parole sans limites, pas même celle de la loi contre l’incitation à la haine. De l’autre, dans le domaine de la culture, on se trouve de plus en plus face à des contestations délirantes au nom d’une vision déformée et identitaire de l’antiracisme. Je pense à la représentation d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes – une œuvre sur les Danaïdes et sur l’accueil des réfugiés dans laquelle les comédiens portent des masques aux traits évocateurs –, qui a été bloquée l’année dernière par des groupes protestant contre le fait que des acteurs Blancs portent un masque noir au motif qu’il s’agirait d’un blackface. La direction de la Sorbonne a choisi de reprogrammer la représentation, mais cette affaire a pris une ampleur particulière, le réseau des protestataires s’étant élargi au-delà du groupe ultraminoritaire et caricatural de la Brigade anti-négrophobie, à des associations comme le CRAN et à des syndicats comme l’UNEF.

Aujourd’hui, de plus en plus de syndicats étudiants endossent cette vision de l’antiracisme identitaire. Je pense notamment aux SciencesCurls, une association d’étudiantes de Sciences Po qui veulent interdire à toute chanteuse ou mannequin blanche de porter des coupes afro. Cette vision identitaire de la culture travaille désormais beaucoup les jeunes militants LGBT, féministes ou antiracistes. Il ne s’agit pas de retourner à une époque où l’on pouvait dire n’importe quoi sur les minorités, se lâcher sans réfléchir à son vocabulaire, mais comme l’a très bien dit Irshad Manji, professeure de théologie musulmane qui enseigne à Hawaï, on a appris à toute une génération à ne pas tenir de discours offensant, il va falloir apprendre à la génération qui vient à ne pas toujours se sentir offensée.

Les jeunes sont-ils les seuls à s’offenser aujourd’hui ?

Cette dérive a commencé il y a plusieurs années et elle concerne aussi des membres de ma génération qui appartiennent à une gauche antiraciste ayant abandonné la tradition libertaire et l’universalisme au profit d’une vision beaucoup plus victimaire et identitaire. Cette dernière a gagné aux États-Unis, au point que des intellectuels américains, comme Mark Lilla, se demandent comment renverser la vapeur. En France, à l’inverse, la gauche antiraciste universaliste est encore très entendue, mais elle est en train de perdre des soutiens parmi la nouvelle génération.

Comment expliquer que cette génération particulière soit plus offensée qu’une autre ?

L’influence des États-Unis est évidente, dans les termes employés, dans les références. Cet antiracisme se construit comme si nous vivions aux États-Unis, comme si nos principaux défis étaient les violences policières contre les Noirs et les attentats suprémacistes blancs, qui sont la réalité des États-Unis aujourd’hui. Il faut absolument éviter de tomber dans les travers de la gauche identitaire américaine qui a facilité la montée au pouvoir d’un Trump. Elle a transformé le combat pour l’égalité en une compétition victimaire pour savoir quelle minorité méritait en premier d’être considérée par le politique, de façon parfois tout à fait clientéliste, et a donné le sentiment aux classes moyennes blanches américaines d’être totalement abandonnées par le politique. Cela devient le cas en France : souvent, le discours pour la diversité masque un renoncement à lutter pour l’égalité des chances.

Qu’en est-il du débat autour de l’appropriation culturelle en France ?

Il y a deux ans, lorsque la chanteuse Camélia Jordana est montée récupérer son César, elle s’est fait insulter sur les réseaux sociaux parce qu’elle avait des dreadlocks. La différence en France, par rapport à ce qui est arrivé à Katy Perry ou à Kim Kardashian, c’est que Camélia Jordana ne s’est pas excusée et a réagi par l’indifférence. Cela se traduit aussi, partout en Europe, par l’intimidation d’un certain nombre de conférenciers dans les facultés. Ce qui est un peu dramatique, c’est que ces mêmes cercles étudiants – prenons le cas de l’Université libre de Bruxelles – qui invitent à longueur d’année des prédicateurs fondamentalistes comme Tariq Ramadan, viennent se déchaîner physiquement contre des conférenciers de la gauche universalistes. Je pense sincèrement qu’il y a une réflexion à mener sur qui a sa place ou non à l’université. C’est le lieu où l’on est censé apprendre la dialectique, l’esprit critique, la distance, à trier le signifiant de l’insignifiant. Si on laisse les complotistes et les propagandistes prendre l’université après avoir déjà conquis Internet, je ne vois pas d’où peut venir l’antidote intellectuel.

Cette montée de l’antiracisme identitaire peut-elle être un effet boomerang de l’arrivée d’Internet, justement ?

Bien sûr, l’américanisation du débat passe aussi par la globalisation et par la diffusion de la colère via les réseaux sociaux. On est face à une génération qui a l’habitude de chasser en meute lorsqu’elle est mécontente – et c’est d’ailleurs souvent une appartenance qui protège – ou de beaucoup se censurer par peur d’être pris en chasse et de voir sa réputation salie. Cette politisation par les réseaux sociaux qui vous apprend à être soit du côté des lyncheurs, soit du côté des lâches, est un mécanisme dont on n’a pas encore mesuré l’impact. Il faut beaucoup de courage pour être quelqu’un comme Mila, et survivre au déferlement de haine qui s’abat sur n’importe qui ayant des propos pouvant offenser un groupe.

Pourquoi parlez-vous des États-Unis comme d’un contre-modèle ?

Je parle des États-Unis parce que c’est ce qui va nous arriver dans cinq ans. Des intellectuels américains tiraient la sonnette d’alarme depuis les années 1980. Certains ne voulaient pas entendre parler des women studies, des cultural studies, des postcolonial studies. Je suis de ceux qui pensent que ces cursus peuvent être magnifiques si on les utilise pour déconstruire un enseignement normatif de l’histoire et éveiller le regard commun à des parcours et à des persécutions qu’on avait minimisées. Aujourd’hui, on a dépassé ce stade. Sous l’influence de cette pensée, des enseignants et des syndicats d’étudiants exigent dans les plus prestigieuses universités américaines l’interdiction d’enseigner certains pans de l’histoire de l’art, où il y aurait trop d’auteurs blancs et hétérosexuels. C’est par exemple le cas à Yale. Au lieu d’ajouter des regards, d’aller chercher des œuvres oubliées, de demander à augmenter ce corpus, on préfère censurer. Des élèves ont également demandé de faire retirer une statue hyperréaliste parce qu’elle représente un homme en slip, ce qui pouvait être vécu comme insécurisant pour certaines femmes. Des étudiants en sont à demander, dans un certain nombre d’universités allant de Columbia à Brown, en passant par Yale, à ce que les professeurs émettent des avertissements (trigger warnings) en classe avant de commencer l’étude d’une œuvre classique, qu’il s’agisse des Métamorphoses d’Ovide, ou de Gatsby le Magnifique, pour que les élèves qui le souhaitent puissent quitter le cours préventivement. C’est une vision de l’université qui est très consommatrice : les étudiants se comportent en clients tyranniques, ils ne veulent pas être bousculés dans leur confort intellectuel ou dans leur confort émotionnel. Si l’étude de la littérature les perturbe, ils appellent cela des « microvexations » insupportables. Ils exigent des safe rooms pour prendre le temps de s’en remettre.

Cette vision de l’université est à l’opposé de ce que l’on pourrait souhaiter. L’université, la littérature et la culture sont faites pour bousculer, pour perturber, pour interroger, pour remettre en perspective, pour s’ouvrir au monde. Si on n’apprend pas cela à cet âge-là, on ne va pas pouvoir supporter la brutalité des échanges contemporains. On risque de fabriquer des générations de citoyens qui vont se conforter dans leurs bulles, dans leurs préjugés et finir par développer une vision très tribale de la politique. On vit une immense régression.

La culture à la française est-elle en danger ?

Nous sommes l’un des pays qui résistent le mieux. Mais il faut se réveiller avant de laisser monter des phénomènes, des postures, des groupes qui s’apprêtent à défaire cette grande liberté culturelle dont nous sommes un des rares pays à pouvoir autant jouir. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !