Cette histoire semblait tirée d’un roman du XIXe siècle, quand la littérature était à son apogée. Un jeune provincial issu d’une bonne famille, le visage forgé par la détermination, sort de l’œuf couvé par une grand-mère aimante qui a su distinguer dans son petit-fils un personnage singulier dont l’ambition ne devrait pas connaître de limite. Ses grandes facultés intellectuelles sont en parfaite adéquation avec le système français de sélection des élites, et il ne sera pas long à décrocher le diplôme sésame qui permet de se mouvoir avec souplesse dans le complexe économico-bureaucratique français, où il est permis à une petite élite venue des grands corps de passer leur grosse tête indifféremment à travers la porte d’une haute administration, d’un cabinet ministériel aussi bien que d’une entreprise privée, dans un va-et-vient, une ondulation, déterminé par son seul intérêt. 

De l’École nationale d’administration, il prend le formatage péremptoire mais tente d’en gommer le balancement circonspect par ce qui ressemble à des convictions. Nous sommes à l’époque où les énarques doivent choisir entre la gauche et la droite sans être forcément d’un côté ou de l’autre. Une ambition n’est rien si elle ne croise pas certaines circonstances historiques. Nous sommes loin des éruptions de l’histoire qui ont favorisé l’émergence des grands hommes comme Clemenceau ou de Gaulle. Non, l’époque est plutôt au délitement. La droite s’est ensablée dans le sarkozysme, quand les idéaux du gaullisme ont été confisqués par une bande du 9-2 qui a marché sur l’Élysée sans connaître de résistance. Il en restera le sauvetage des banques de la faillite dans laquelle leur cupidité les avait précipitées, par la dette bien sûr, beaucoup de dette. 

Dans un mouvement d’essuie-glace propre aux démocraties, la gauche succède à une droite épuisée par les affaires. Victime d’un priapisme suicidaire, ce ne sera pas Strauss-Kahn mais un tacticien d’appareil qui prendra la suite du champion de la mise en examen. La gauche est de retour, fracturée comme à son habitude, menée par des bourgeois parisiens au grand cœur qui rêvent d’un capitalisme qui les soulagerait de leur culpabilité en gommant ses excès comme on lime les dents d’un cheval. L’autre gauche, vitupérante, qui n’est pas plus assise sur le monde ouvrier, parti au Front national, rêve encore du Grand Soir qui glisse sur des matins à gueule de bois. Elles sont irréconciliables, alors François Hollande navigue au centre sans inviter les vrais centristes à le rejoindre. La gauche se focalise sur les minorités bruyantes pendant que la majorité silencieuse accélère sa dérive vers l’extrême droite, qui vaut mieux pour elle que toutes les trahisons dont elle se sent la victime. Et pendant ce temps-là, comme dit la chanson, la marée numérique a submergé les esprits, le citoyen s’efface devant le consommateur, s’abstient de plus en plus de voter, et les réseaux sociaux se développent selon le principe dénoncé en son temps par mon arrière-grand-mère : « C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut le faire savoir. »

« Cette nation, il ne la connaît que dans les livres »

Le drame est planté ; qui sera le sauveur ? Il va prendre la forme de ce sémillant Rastignac de l’Inspection des finances qui appréhende la réalité en système expert et qui, après avoir fait une partie de ses armes à l’ombre de Hollande, le double quand celui-ci est empêché de se représenter par manque de popularité. Du jamais-vu sous la Ve. Notre superhéros à la française va tout faire exploser. Fini ce clivage de façade entre une droite et une gauche vermoulues qui peinent à se distinguer, prises dans les glaces de l’Europe ultralibérale et de la mondialisation. Alors quel est le programme ? Il n’y en a pas d’autre que d’accompagner l’efficience d’un marché qui est l’expression la plus parfaite de ce que nous sommes, de nos aspirations et de notre futilité. L’avènement d’une pointure politique moderne se fait dans ce qu’il y a de plus abyssal, le vide opportuniste. Pourtant, de la conviction, il en a pour lui-même et pour cette fonction. Il s’y moule dans ce qu’elle a de plus désuète, l’autoritarisme, et les effets de manche nourris par une profusion de communication tous azimuts dans une symbolique le plus souvent ridicule. 

Les Français, même diminués par la numérisation de leurs neurones, ne peuvent pas avoir élu quelqu’un seulement parce qu’il n’a pas de programme. Il leur faut plus, et ce plus, c’est le barrage contre une extrême droite qui monte tranquillement, sans s’essouffler. De minoritaire dans son absence de convictions, il devient majoritaire comme dernier rempart contre les effluves de Vichy qui se transforment en fumet acceptable et même enthousiasmant pour ce peuple plongé dans la perspective d’une tragédie climatique et d’un grand remplacement… par l’intelligence artificielle. Face au grand défi du siècle, un réchauffement qui nous cuit au court-bouillon quand il ne menace pas de nous noyer dans les inondations, il croit bien faire en proclamant son inoubliable « Make the planet great again », en référence à Trump, qui n’a qu’un slogan – « Rendre à l’Amérique sa grandeur » – qu’il a repris lui-même de Reagan. Et là, débutent les plus spectaculaires opérations de com’, les plus invraisemblables tergiversations, retournements tragiques sur un sujet qui concerne tout simplement l’avenir de l’humanité. Kennedy disait, pour rire, qu’il avait nommé son frère Bobby ministre de la Justice pour lui permettre d’apprendre le droit. En se faisant élire, Emmanuel Macron pensait peut-être suivre une formation diplômante dans un simulateur de pouvoir, sauf qu’il est le président, l’élu dont la nation attend qu’il l’emmène vers de meilleures perspectives. C’est là qu’un de ses défauts majeurs se révèle cruellement. Cette nation, il ne la connaît que dans les livres, les études, les rapports. Il ne l’appréhende pas charnellement, parce qu’au fond, elle ne l’intéresse pas autrement que comme une donnée Macron-économique. 

Pourtant, au-delà de son triangle des Bermudes qui relie Amiens à Paris et Paris au Touquet, il existe un désarroi, une inquiétude, une réalité bien loin de la start-up nation où cohabiteraient « ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien ». Puisqu’ils ne sont rien individuellement, ils vont tenter d’être quelque chose collectivement. Et le voilà confronté à la révolte la plus grave de la Ve République depuis Mai 68, fomentée pour la première fois par des gens qui n’ont pas de programme, des Gilets jaunes qui veulent un peu d’argent et de considération. C’est trop demander et il faudra que ce narcisse solitaire soit conduit dans les tunnels d’évacuation de l’Élysée, que ses gardes du corps en viennent à craindre tout simplement pour sa vie pour qu’il comprenne qu’il fait fausse route. Il déploie alors tout son charme pour renouer le contact par des diatribes nourries qui ne mèneront à rien, comme ne mènera à rien sa Convention citoyenne sur le climat. 

Parce qu’il ne veut pas brusquer les intérêts qui le portent depuis le début, qui comptent sur lui pour que rien ne change en profondeur, qui se réjouissent de la montée vertigineuse de l’impuissance publique face à la violence du marché qu’ils représentent. La crise sanitaire a mis notre dette en émoi avec son « quoi qu’il en coûte » généreux mais ruineux, alors, pour redonner confiance aux prêteurs, il se lance dans une réforme des retraites peu significative dans ses conséquences financières et s’obstine. La guerre en Ukraine a redoré le blason de sa dimension internationale en masquant notre déroute en Afrique, où la France se dérobe devant une armée de mercenaires. Cette guerre en Europe lui donne le sentiment de rentrer enfin dans l’histoire, où il s’inscrira sans doute pour son fameux « Eh Volodymyr, comment ça va ? », lancé au téléphone au président ukrainien le matin de l’invasion russe. Il se représente face à une Marine Le Pen parvenue à l’avant-dernier étage de son ascension. 

« Il se sert du 49.3 pour gouverner comme le faisaient les Américains du B-52 au Viêtnam »

Malgré l’aide du scrutin majoritaire, il perd la majorité à l’Assemblée. Le contempteur de la droite et de la gauche se retrouve seul face à ceux qu’il a persécutés. La réalité se révèle, jour après jour, il a été élu, une fois encore contre Marine Le Pen, mais il demeure minoritaire, très minoritaire. Il se sert du 49.3 pour gouverner comme le faisaient les Américains du B-52 au Viêtnam. Il pilonne, tout à l’ivresse de sa solitude alors qu’autour de lui tout déraille. L’extrême gauche, empêtrée dans son soutien à une organisation terroriste, récupère l’antisémitisme traditionnellement dévolu à l’extrême droite pendant que cette extrême droite s’affaire à rassurer la communauté juive sans vraiment s’aliéner les musulmans qui refusent l’islamisme. Clemenceau et tous ceux qui ont vécu l’affaire Dreyfus n’en reviendraient pas. 

Puis vient le coup de grâce. L’élection européenne révèle son véritable socle électoral, moins de 15 % des votants, probablement pas plus de 10 % des inscrits. C’est pire que Hollande à la même période de son mandat. Il a réussi l’impensable, rendre impossible tout gouvernement de droite, de centre ou de gauche. Lui sait au plus profond de lui-même qu’il n’a pas d’autre choix que dissoudre parce qu’il ne peut plus faire semblant de gouverner. Dissoudre pour se sauver lui-même. Tout être tend à persévérer dans son être, et il n’est pas l’exception. Pour ne pas déchoir, il ouvre les vannes d’un barrage qu’il avait été élu pour contenir. Il libère des eaux douteuses qu’il a amplement aidé à faire monter. Il contribue à l’affaiblissement d’une fonction déjà dévoyée par ses prédécesseurs. Au-dessus des partis, comme la Constitution le prévoyait à l’origine, il l’a été surtout par son hubris et une estime de lui-même qui lui interdit de se confronter à la force du doute, confrontation dont sont sorties les grandes pointures de notre histoire. Sans grande conviction alliée à cette humilité du doute, il est bien difficile de se mettre à la disposition d’autres que soi-même. Au moment où l’intelligence artificielle questionne l’essence même de la politique en nous proposant une vérité suprahumaine incontestable, il rend obsolète la fonction présidentielle. Sa dissolution de l’Assemblée, il la conçoit comme le châtiment d’un peuple ingrat qui n’a pas su se courber devant sa supériorité intellectuelle. 

Son plan, on le connaît : abreuver les Français d’un Rassemblement national immature et incompétent, jeter à la face des Français un Premier ministre de 28 ans totalement inexpérimenté, laisser l’affrontement se développer entre les extrêmes et quand les Français n’en pourront plus, il dissoudra à nouveau en espérant revenir triomphant. Un bien mauvais calcul qui risque plutôt de justifier la radicalisation de l’extrême droite, qui pourrait s’installer pour longtemps. Alors on se plaît à rêver qu’il s’en aille et que dans un dernier sursaut les forces démocratiques raisonnables élisent une personnalité qui ne soit pas la énième incarnation d’espoirs bientôt déçus mais qui œuvre pour mettre en place un régime parlementaire mature intégrant de la démocratie directe, ce qui peut être fait sans démagogie, sous la bienveillance d’une ou d’un président vraiment au-dessus des partis et de son ambition personnelle, capable d’œuvrer pour le bien commun. Mais là on rejoint la fiction. 

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