Quelle conception Emmanuel Macron a-t-il de sa fonction ?

L’exercice du pouvoir tel que le conçoit Emmanuel Macron est banalement solitaire et, en même temps, étonnamment narcissique. D’autres avant lui – à commencer par le fondateur de la Ve République – ont cédé à ce premier travers. C’est la logique du système telle qu’elle découle des institutions de 1958, corrigée en 1962 par l’élection du chef de l’État au suffrage universel, renforcée enfin par l’instauration du quinquennat. Jupiter, en ce sens, c’est la Ve incarnée. La nouveauté avec Macron vient de la rencontre ô combien détonante de Jupiter et de Narcisse. Avec lui, sur une ligne esquissée par Sarkozy, on est passé définitivement de : « L’État, c’est moi » à : « Moi, c’est l’État », avec, pour conséquence, ce que Bernard Cazeneuve appelle « une conception pyrotechnique » de l’action publique. Une belle bleue un jour, une belle rouge le lendemain, bref, un feu d’artifice continuel ou, pour le dire autrement, un coup d’éclat permanent. Est-ce nouveau ? Malraux disait que le Général faisait des coups d’éclat comme le pommier fait des pommes. Avec Macron, le coup d’éclat permanent, réduit à la gestion des pulsions présidentielles, rappelle ce que Pierre Mauroy, à la fin de sa vie, diagnostiquait sur un air navré en observant le comportement de la jeune génération socialiste : « Ces jeunes gens n’ont qu’un défaut, ils aiment se faire du vent sous la queue. » Le vent, en l’espèce, est, sous couvert d’héroïsme égotique, l’adjuvant d’un plaisir solitaire dont nos mères nous disaient autrefois qu’il pouvait rendre sourd. Avec Macron, on sait désormais que l’onanisme, en politique, rend sourd et aveugle à la fois.

« Une belle bleue un jour, une belle rouge le lendemain, bref un feu d’artifice continuel ou, pour le dire autrement, un coup d’éclat permanent »

Était-ce écrit d’avance ?

Deux textes résument, à mon sens, l’idéal de Macron, dont je ne pense pas qu’il ait beaucoup changé à l’épreuve du pouvoir. Le premier est antérieur à son élection. Il date de 2015. Il fait le constat, dans les colonnes du 1, de la place vacante laissée dans l’imaginaire national par la disparition du roi. L’autre, qui le complète et le détourne, publié dans La NRF au printemps 2018, souligne la dimension romanesque que comporte inévitablement tout engagement politique. C’est dans ce texte que Macron explique que « le retour du tragique en Europe » le rend « paradoxalement optimiste ». Levez-vous, orages désirés… Plus généralement, on retrouve là, sous une forme dégradée, l’écho de ce que Machiavel écrivait en son temps et que le jeune Macron avait étudié, à l’ombre de Paul Ricoeur. L’orage, c’est le moment où le Prince, s’il est digne de ce nom, saisit la « fortune » qui, étant femme selon Machiavel, doit « être soumise, battue et rudoyée ». Tout cela est assez peu #MeToo, j’en conviens, mais renvoie néanmoins à cette conception érotique, conquérante et romanesque de l’engagement portée par Macron dès ses premiers pas dans la carrière et qui ont fait de lui une sorte de Julien Sorel qui aurait réussi, ayant caché à son tour sous son lit le Mémorial de Sainte-Hélène, convaincu avec Stendhal que, pendant la campagne d’Italie, Napoléon « montait son âme sur un volume de Tite-Live ».

Waterloo, n’est-ce pas aussi l’aboutissement de cette aventure ?

Eh bien, précisément, nous y sommes sans doute. Tandis que dimanche 9 juin, à 20 heures, tombaient les résultats désastreux des européennes et qu’on annonçait une prise de parole du président, elle-même annonciatrice de la dissolution, Canal + diffusait le Napoléon de Ridley Scott, et l’on pouvait entendre, juste à ce moment-là, Wellington, à l’aube de la bataille de Waterloo, dire que Napoléon ne résisterait pas à la « tentation d’une attaque frontale ». Je ne sais pas si l’histoire est farceuse mais la programmation télévisée, à l’évidence, peut être parfois malicieuse. La suite – la fin en l’espèce –, on la connaît : de l’héroïsme sans doute, des monceaux de cadavres également, la solitude de la défaite et puis l’exil surtout.

Cette solitude ne vient-elle pas de loin ? Pourquoi Macron a-t-il fait le vide autour de lui en se privant notamment des hommes d’expérience qui l’avaient entouré lors de la conquête du pouvoir ?

Ces généraux des origines – je pense à Gérard Collomb, Christophe Castaner, Richard Ferrand ou Jacques Mézard – étaient plus des déclassés que des premiers couteaux dans leurs partis d’origine. Ils ont permis dans un premier temps de rassembler ce qui était épars dans une République en marche faite de bric et de broc. Ils étaient là pour la conquête plus que pour la gestion. Ils ont entretenu l’illusion selon laquelle Macron était une solution à la crise démocratique, alors qu’il n’en était que l’expression avant d’en devenir l’accélérateur. Ils ont vite fait leur temps et n’ont pas été remplacés. Macron ne fait pas d’enfants. Il reste sans descendance durable. « Yet each man kills the thing he loves » (« Pourtant chaque homme tue ce qu’il aime »), comme disait Oscar Wilde. Voyez Attal !

Était-ce vraiment écrit d’avance ?

Narcisse ne veut voir qu’une tête : la sienne. Macron s’est isolé parce qu’il voulait être seul à la barre, si vous me permettez ce truisme. De ce point de vue, sa réussite est complète. Dans l’affaire de la dissolution, il a agi seul – ou presque – dans le secret, comme ces joueurs de poker qui masquent leur jeu et croient pouvoir bluffer alors qu’ils n’ont en main qu’une paire de deux. En fait, ses derniers conseillers de l’ombre jouent à la politique comme d’autres à la Game Boy. Ils invoquent les mânes de Pilhan ou de Charasse – cela dépend des jours… L’un d’entre eux, qui officiait hier sous Sarkozy, était surnommé « Monsieur Rires et Chansons ». C’est tout dire. Leur seul talent est de savoir puiser dans le grand répertoire de la politique, conçu comme un livre de recettes. Au point où l’on en est, je ne serais pas étonné qu’un jour prochain, l’un d’entre eux vienne rappeler à Macron que de Gaulle, dans ses conversations avec Alain Peyrefitte, confiait sans trembler qu’après une défaite aux législatives, il pourrait très bien avoir recours à l’article 16 de la Constitution qui confie les pleins pouvoirs au président en cas de menace grave et immédiate contre les institutions de la République.

La démission vous paraît-elle hors de toute actualité ?

En politique, sauf si l’on s’appelle de Gaulle, on ne démissionne pas, on est acculé à la démission. Le problème pour Macron est qu’il ne peut plus se représenter et que la démission ne saurait être pour lui l’arme d’une hypothétique relégitimation par les urnes. Vous noterez d’ailleurs que la table qu’il vient de renverser n’est pas directement la sienne, mais celle des députés, pourtant peu concernés par le résultat des européennes.

Le voilà donc impuissant ?

Il l’est de plus en plus, en tout cas. L’élan qui le portait s’est brisé lors de l’affaire des Gilets jaunes. Le socle de son pouvoir s’est fissuré lorsqu’il a échoué, au lendemain de sa réélection, à obtenir une majorité absolue à l’Assemblée. Il était, pour l’essentiel, une « force qui va ». Il était ralenti, le voilà à l’arrêt, contraint au grand saut dans le vide. D’une certaine manière, Macron n’est déjà plus Macron. Ne reste qu’un personnage barrésien, « déraciné », qui, après avoir fait l’éloge de « la mobilité », a essayé en vain de s’inventer des racines à grands coups de commémorations et d’éloges aux grands anciens, au mépris de toute cohérence idéologique. Cette identité flottante a pu un moment séduire les Français, chacun pouvant projeter sur ce président à nul autre pareil une part de ses aspirations ou même de ses fantasmes. Mais tout cela a passé. Hors-sol, Macron est devenu étrange, puis étranger. Il a clivé, comme on dit, provoquant excès d’amour et de haine, cette dernière allant croissant. Aujourd’hui, ce qui est pire, monte cette forme de mépris qui avait, en son temps, tué Hollande. L’opinion n’écoute plus parce qu’elle veut tourner la page. Les mots, les appels à la raison, sont devenus sans effets tangibles. Macron est encore là. Il peut encore durer. Pourtant, il est déjà parti. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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