Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il décidé de dissoudre l’Assemblée ?

Sur le plan purement tactique, on peut avancer plusieurs hypothèses. D’abord, pour effacer une défaite électorale, en l’écrasant par une autre séquence beaucoup plus puissante – de ce point de vue, c’est réussi. Ensuite, pour pousser encore une fois les familles politiques à l’éclatement dans le but d’en récolter les morceaux – là-dessus, je pense qu’Emmanuel Macron ne s’attendait pas à ce que cela marche aussi bien à droite, et aussi peu à gauche. Et enfin, pour bénéficier de l’effet de surprise et imposer son agenda en profitant d’une sorte de chaos général afin d’apparaître comme un point de stabilité, un plus petit dénominateur commun dans un monde politique tourmenté.

C’est donc un coup politique rationnel ?

En partie, mais il y a dans cette dissolution une part qui tient de la psychologie du président. On peut y voir son refus d’être marginalisé et de ne plus figurer au centre du jeu, donc l’envie de reprendre la main. Il y a aussi une part d’aveuglement dans cette décision, prise en très petit comité, sans même consulter les ténors de la majorité. La volonté de profiter de l’effet de surprise a eu pour conséquence de placer son camp dans un état de sidération et de désorganisation. Reste, dix jours plus tard, un élément de mystère : pourquoi dissoudre dans la foulée d’une déroute électorale aussi brutale ? On n’a jamais vu un parti rattraper en trois semaines un écart de quinze à vingt points, et rien ne laisse penser à ce stade qu’une dynamique pourrait empêcher la défaite, bien au contraire…

Mais pouvait-il faire autrement que de rendre la parole au peuple ?

Il y a le sujet de la dissolution et celui des conditions de cette dernière. La dissolution a été finalement assez peu utilisée sous la Ve République. Le président avait d’autres options, comme nommer un nouveau Premier ministre, proposer un pacte de gouvernement sur une plateforme qui aurait pu, par exemple, intégrer les sociaux-démocrates ou donner plus de gages encore à LR pour les intégrer à la majorité. Mais ces autres solutions impliquaient une négociation. Et Emmanuel Macron est quelqu’un qui, par nature, ne négocie pas. C’est un général, qui écoute, puis qui décide et entend que ses ordres soient appliqués. Donc la dissolution pouvait apparaître pour lui comme une hypothèse plus probable. En revanche, la forme de cette dissolution pose problème. Pour rendre la parole au peuple – ou, pour reprendre ses termes, permettre une « respiration démocratique », une « clarification politique » –, il aurait fallu donner à ce dernier du temps. Or, c’est l’inverse qui se produit, avec une campagne précipitée et contrainte, sans que le calendrier permette vraiment de débattre et de défendre des idées. Ce n’est pas la première fois qu’une telle situation survient. Il y a une continuité entre la non-campagne de 2022, le 49.3 pour la réforme des retraites, le passage en force au Conseil constitutionnel au moment de la loi immigration, et cette dissolution, qui rend la parole au peuple, mais dans des conditions altérées, sans autre possibilité que l’opposition frontale ou le soutien sans condition. Dans toutes ces situations, Macron s’est comporté en « forceur démocratique », qui utilise les règles institutionnelles et politiques pour imposer le consentement. Il aurait pu consulter les chefs de partis avant de prendre cette décision ; il aurait pu prendre son temps avant de l’annoncer. Au lieu de quoi, son césarisme contraint l’ensemble du monde politique à une campagne accélérée et désordonnée.

Joue-t-il son avenir politique sur ces élections ?

À court terme, c’est évident, tant une défaite aurait pour conséquence de détourner plus encore les Français de lui et de miner son camp. D’où une campagne où il joue son va-tout, radicalisant ses positions, mettant dos à dos l’extrême droite et ce qu’il appelle désormais l’extrême gauche. Cette position, qui confisque la modération, est délétère sur le plan démocratique parce qu’elle empêche la possibilité d’alliances dans l’avenir. Comment imaginer demain un contrat de gouvernement au sein de l’Assemblée nationale entre le centre et les sociaux-démocrates ? On assiste chez Macron à une fuite en avant très bonapartiste, où l’action, quelle qu’elle soit, l’emporte sur la réflexion. Or, en créant en permanence de l’imprévisible, le président contribue à fragiliser la confiance dans la démocratie, rendant tous les scénarios possibles, y compris les pires.

Le camp macroniste peut-il encore sortir grand gagnant de cette séquence ? 

Je ne vois pas comment la majorité pourrait sortir renforcée sur le plan numérique et conserver les 250 députés dont elle dispose aujourd’hui. Je prédis plutôt une catastrophe électorale pour les macronistes. Tous les députés de la majorité que je connais me disent aller à l’abattoir, face à deux blocs bien constitués, et avec un seuil d’accès au second tour élevé, surtout si la participation n’est pas massive. Et s’ils se retrouvent en troisième position, que vont-ils faire ? La seule bouée de secours serait de voir les Républicains hostiles à Éric Ciotti rejoindre pleinement la majorité, et les divisions au sein du Front populaire mener l’aile droite du PS à rejoindre l’espace central. Mais ces alliances paraissent difficiles à concevoir à mi-mandat, et les divergences idéologiques trop fortes pour être oubliées sous couvert de lutte contre le RN.

Si le RN l’emporte en 2024, est-ce un mal pour un bien en vue de 2027 ?

J’entends cette petite musique, qui verrait dans la cohabitation une façon de limiter la casse sur la scène internationale, tout en laissant le RN se déconsidérer aux manettes et en empêchant Marine Le Pen d’accéder à l’Élysée dans trois ans. Macron resterait alors comme celui qui a crevé l’abcès pour mieux pouvoir, à long terme, ouvrir la voie à une alternative. Mais cette hypothèse me paraît extrêmement hasardeuse. D’abord parce que l’on constate chez nos voisins que les alliances entre la droite et l’extrême droite ne sont pas désavouées par leurs populations. Le RN n’est plus le FN des années 1990, inapte au pouvoir dans les exécutifs locaux. Les membres de ce parti sont désormais tout à fait capables, en responsabilité, d’abandonner les mesures les plus erratiques sur le plan économique ou sur le plan européen si cela peut servir leur stratégie – ce que vient de faire Bardella en renonçant à abroger la réforme des retraites pour nouer un accord avec la droite. La différence entre les partis populistes et les autres, c’est que les partis populistes peuvent changer d’avis en cours de route. Leurs électeurs ne votent pas pour un programme, mais pour un nombre réduit de moteurs idéologiques – pour le RN, l’insécurité, l’immigration et la colère sociale.

Le RN peut-il encore perdre ces élections ?

Bien sûr, d’abord parce qu’il est assez rare dans la Ve République de voir une famille politique parvenir seule au pouvoir, surtout lors d’élections intermédiaires, sans le souffle de la présidentielle. Dans le cas du RN, il lui faut passer de 89 à 289 députés, ce qui n’est pas impossible. Ce serait néanmoins un exploit historique ! Mais le parti peut aussi l’emporter sans réunir la majorité absolue, avec 230 à 260 députés par exemple, si les Républicains voire une partie de Renaissance renoncent à voter une motion de censure, au nom du respect du choix des Français. Ils pourraient alors garder cette majorité du RN sous contrôle, en la forçant à une politique plus modérée, sous la menace d’une censure en cas de dérive politique. Cette configuration ferait d’ailleurs peut-être les affaires de Marine Le Pen, qui pourrait alors plaider pendant la campagne de 2027 qu’elle a été empêchée par le système, et qu’il lui faut donc accéder à l’Élysée.

La gauche, elle, s’avance à la fois faible et unie. Ce nouveau Front populaire a-t-il une chance ?

La gauche est dans une situation paradoxale. Depuis plusieurs années, les analystes constatent qu’en dépit de la théorie des gauches irréconciliables, il existe une grande unité idéologique des électeurs de gauche. Ils sont globalement en phase sur les affaires intérieures – transition écologique, réduction des inégalités, soutien des classes populaires et des classes moyennes… –, mais diffèrent sur la question du style et de la pratique de la politique, avec un rejet au sein de la social-démocratie du « bruit et de la fureur », typique de la rhétorique de Mélenchon. Se pose ensuite la question du poids politique de cette famille, aujourd’hui autour de 30 %. Il semble difficile d’imaginer que les partis de gauche, à eux seuls, obtiennent la majorité absolue. Ils sont déconsidérés dans de nombreux territoires, et on ne voit guère, à ce stade, comment ils pourraient réenchanter la politique. En revanche, les syndicats ont, comme le souligne François Ruffin, un rôle important à jouer. Si ce Front populaire parvient à embarquer le monde du travail, si des manifestations prennent dans tout le territoire et si le réflexe antifasciste, très présent au sein de la gauche mais aussi dans une jeunesse moins politisée, s’active, alors on peut imaginer que le Front populaire puisse finir au coude-à-coude avec le RN.

Au point de l’emporter ? 

À ce stade, on en est loin. Il lui faudrait presque doubler ses effectifs pour avoir la majorité absolue. Mais admettons que la gauche arrive au coude-à-coude avec le RN, avec au milieu, un bloc présidentiel amoindri. Comment celui-ci va-t-il se comporter ? Renoncera-t-il à s’opposer au RN, ou entrera-t-il en résistance ? Acceptera-t-il de rendre aux sociaux-démocrates le service qu’ils lui ont rendu en 2022 ? Cette « dette morale » pourrait être payée de deux manières. Soit dans l’entre-deux-tours, en retirant les candidats de la majorité présidentielle devant les candidats du Front populaire. Soit plus tard, face à un Front populaire qui, avec le soutien sans participation du bloc présidentiel, pourrait gouverner. Dans tous les cas, Macron sera encore au centre du jeu. 

Le « front républicain », au sens où on l’entend traditionnellement de barrage électoral à l’extrême droite, aurait donc encore un avenir.

Le report des voix des électeurs de gauche vers des candidats Renaissance dépendra exclusivement de l’attitude de ces candidats en cas de situation inverse. La rhétorique anti-LFI est si importante au sein de la majorité présidentielle qu’il sera difficile à ses membres d’accepter de se retirer ou de soutenir un candidat de la France insoumise, mais ils pourraient le faire en faveur des autres forces du Front populaire. On ne peut exclure qu’une partie des candidats macronistes, surtout issus de son aile gauche, considèrent qu’il y va de leur honneur de ne pas participer à un jeu qui pourrait contribuer à la mise en place d’un gouvernement RN. Cela dépendra de l’ampleur des résultats : plus la défaite du camp présidentiel sera sévère, plus la pression en faveur d’un réflexe de front républicain sera importante.

Ces élections peuvent-elles trancher les conflits qui fracturent le pays ? 

Les conditions de la dissolution et de l’organisation de ces élections, l’absence de temps indispensable à la réflexion et donc à l’expression d’un choix informé, rendent à mon avis très difficile d’imaginer, quels que soient les résultats, une recomposition durable, qui permettrait de purger les conflits de la société française. On entre plutôt dans un scénario de court terme dont le prochain horizon sera l’élection présidentielle, peut-être anticipée. Ces élections législatives ne vont probablement qu’ajouter de la confusion dans un monde politique déjà troublé. Et je crains que le pays ne paye la facture de ce qui, a posteriori, apparaîtra comme un des actes politiques les plus inconsidérés de l’histoire de la Ve République. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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