1. Sur la place du roi dans les institutions et sur la verticalité du pouvoir

(Entretien paru dans le nº 64 du 1, le 8 juillet 2015)

La démocratie est-elle forcément déceptive ?

Emmanuel Macron : La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française,cet absent est la figure du Roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le Roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu. 

Qu’est-ce qui manque à la démocratie de nos jours ?

E.M : Nous vivons un moment de tâtonnement démocratique. La forme démocratique est tellement pure et procédurale sur le plan théorique qu’elle a besoin d’incarnation momentanée : elle doit accepter des impuretés si elle veut trouver une forme concrète d’existence. C’est la grande difficulté. Nous avons une préférence pour les principes et pour la procédure démocratique plutôt que pour le leadership. Et une préférence pour la procédure délibérative postmoderne plutôt que pour la confrontation des idées au réel. Or, si l’on veut stabiliser la vie politique et la sortir de la situation névrotique actuelle, il faut, tout en gardant l’équilibre délibératif, accepter un peu plus de verticalité. Pour cela, il faut proposer des idées. Si l’on est en capacité, grâce a des propositions, d’expliquer vers quelle société on veut aller, c’est-à-dire vers une République plus contractuelle et plus européenne, inscrite dans la mondialisation avec des formes de régulation qui correspondent à la fois a notre histoire et à nos souhaits collectifs, alors on peut mobiliser. 

À l’inverse, si l’on ne propose rien et qu’on se contente de réagir au fil de l’eau, on se retrouve en situation de faiblesse. Si l’on installe l’idée que toutes les paroles se valent, et si l’action politique se construit uniquement dans les équilibres à trouver entre ces paroles, on tue alors la possibilité d’emmener nos concitoyens vers une destination identifiée. C’est l’immobilisme. 

Quelles leçons gardez-vous de Paul Ricœur ?

E.M. : Il m’a fait comprendre que l’exigence du quotidien, qui va avec la politique, est d’accepter le geste imparfait. Qu’il faut dire pour avancer. C’est une forme d’affranchissement par rapport à la philosophie : on bascule dans le temps politique en acceptant l’imperfection du moment.  

Propos recueillis par É.F., LAURENT GREILSAMER et ADÈLE VAN REETH 

 

2. Sur le mouvement des gilets jaunes

(Entretien paru dans le nº 10 de Zadig, le 26 mai 2021)

Le mouvement des Gilets jaunes a-t-il fait évoluer votre perception de la France ?

E.M. :  J’avais vécu, pensé, décrit cette difficulté du pays, notamment dans Révolution. Même si je ne l’avais pas perçue à ce point, je n’ai pas été surpris de ce qui arrivait. Je l’ai d’autant moins été que j’aime ces terres. J’ai passé mon temps, durant la campagne, à les arpenter, avec chacune sa spécificité : on ne peut pas, par exemple, comparer l’arrière-pays de Montpellier avec la région de Metz, même si ces lieux rencontrent le même type de soucis.

Cette lecture géographique se double d’une lecture sociale : la crise des classes moyennes. Celles-ci forment le socle politique et social de nos démocraties depuis le XVIIIe siècle, et elles disent aujourd’hui : « Vous nous avez abandonnées. Il n’y a plus d’histoire et de perspective de progrès pour nous. »

Ce n’est pas un hasard si la crise des Gilets jaunes n’est pas une crise des quartiers populaires. Dans ces derniers, on trouve toujours des histoires individuelles de progrès, malgré les difficultés. À côté, les territoires qui avaient longtemps connu la prospérité ont vu celle-ci se rompre et on n’a pas réussi à la rétablir. C’est cela que j’ai découvert avec plus de force.

Qu’avez-vous appris ?

E.M. : On a redécouvert la violence. La violence politique et militante existait depuis plusieurs années dans notre démocratie, avec le retour des black blocs dans les manifestations européennes puis en France en 2016. Avec les Gilets jaunes, il s’agit d’un retour de la violence dans la société. On retrouve un des fondamentaux de notre vieux pays, fait de jacqueries. Cette idée que, lorsque la colère et la peur se nouent, tout devient possible. On a vu des gens mener des combats qui n’avaient parfois rien à voir les uns avec les autres. Au Puy-en-Velay, lorsque la préfecture a été incendiée, il y avait […] des gens en grande difficulté sociale, mais aussi des anarchistes bien connus, de vieux militants cégétistes, des « Front-nat’ »… Tous se mélangeaient dans une colère qui se nourrissait elle-même. Ce moment de tensions a débouché sur le grand débat, où je suis retourné au contact. Je me souviens en particulier du débat dans la Drôme, à Bourg-de-Péage, avec des Gilets jaunes, avec des maires, avec des citoyens. J’ai vu partout la même inquiétude, qui venait de loin, de la désindustrialisation, d’un sentiment d’injustice, d’une impression de trahison démocratique ; et en même temps, la même solidité de notre peuple. Tenir. 

Propos recueillis par É.F. & François Vey

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