Dans Requiem pour une nonne, William Faulkner écrit : « Le passé n’est jamais mort, il n’est même jamais le passé. » Dans ma vie d’avant, cette phrase aurait été une jolie phrase. Aujourd’hui, elle m’apparaît juste. Depuis que je suis chroniqueuse judiciaire, mon rapport au temps a changé. Il n’est plus linéaire. Bien sûr, il est toujours possible de tracer une chronologie du fait divers. Cela commence par un titre dans les journaux. Par exemple : « Une mère de famille portée disparue ». Six mots, derrière lesquels une infinité d’histoires peuvent s’ouvrir.

Pour combler l’attente, les paroles envahissent l’espace médiatique.

La matière criminelle interdit d’avoir recours à des généralités. Si ce n’est qu’à chaque fois, il s’agit d’une rupture du quotidien. La banalité de l’existence est frappée par un événement inhabituel, étrange ou anormal. La machine judiciaire va alors se mettre en route. Mais une enquête se réalise sur un temps long, là où l’actualité répond à des exigences d’instantanéité. Pour combler l’attente, les paroles envahissent l’espace médiatique : les réseaux sociaux se nourrissent de réactions en direct, chaque classe politique tient à rappeler sa vision du monde à la lumière de ce qui vient de se passer et, le soir, des experts sont invités à s’exprimer sur les plateaux de télévision. Récemment, à Annecy, la Première ministre Élisabeth Borne a appelé ça « le temps de l’émotion ».

 

Très vite, l’affaire est affublée d’un nom – l’affaire de la Josacine empoisonnée, l’affaire des disparues de la gare de Perpignan, l’affaire du Grêlé… Ce nom va permettre aux lecteurs, spectateurs et auditeurs de la suivre. Ainsi, se tient depuis la mi-juin devant la cour d’assises de la Drôme le procès du « tueur de DRH », qui doit durer trois semaines. Les faits remontent à janvier 2021. Deux ans et demi est un délai relativement court pour qu’une affaire soit jugée en France. Selon la durée de l’enquête, les recours, et surtout les moyens mis à disposition de la justice, il faut encore attendre des années avant l’ouverture d’un procès.

Le crime est une source d’inspiration inépuisable parce qu’il répond à une règle fondamentale du récit : le personnel est universel.

C’est à ce moment-là, à la fin du silence, que j’interviens. Michel Mary, grand reporter du Nouveau Détective, me rappelait un jour que l’intérêt d’un procès est l’accès équitable à l’information. D’un point de vue journalistique, il n’est plus question de scoops ni de révélations exclusives. La différence est le traitement de l’information. À l’examen des pièces du dossier – les procès-verbaux des témoins, les rapports de médecine légale, les enquêtes de personnalité –, le grand sablier du temps se retourne et chacun peut choisir sa lecture de l’histoire. Que ce soit sous forme de documentaires Netflix, à travers la voix de Fabrice Drouelle dans l’émission de France Inter Affaires sensibles ou sous la plume de Leïla Slimani, autrice de Chanson douce, le crime est une source d’inspiration inépuisable parce qu’il répond à une règle fondamentale du récit : le personnel est universel. J’irai même plus loin. La justice étant rendue par et au nom du peuple français, les procès sont ouverts à toutes et à tous ; et, par-là, l’intime devient public. Un des ténors du barreau de Toulouse, Me Georges Catala, comparait quant à lui le crime à l’« expression humaine et imbécile d’un malheur ». Loin de moi l’idée d’assombrir le tableau, mais la souffrance est une expérience terriblement commune. Tenter de comprendre le crime – et ce qui l’entoure – revient donc à tenter de se comprendre soi-même. En ce sens, il n’existe pas de sacro-sainte objectivité dans la chronique judiciaire. Il y a les faits, et il y a le traitement journalistique d’une affaire. À un moment ou à un autre, vous devez faire des choix.

La tragédie est radioactive. Elle se propage d’individu en individu, du voisin à la maîtresse d’école, de l’amie au collègue de travail.

Je suis peu adepte de l’enquête. Sauf à entendre à la barre un directeur d’enquête raconter l’impact de l’affaire sur sa vie, mes choix vont instinctivement se porter sur les gens. On a tendance à résumer une affaire criminelle à un ou des accusés et une ou plusieurs victimes. En réalité, la tragédie est radioactive. Elle se propage d’individu en individu, du voisin à la maîtresse d’école, de l’amie au collègue de travail. Il me faut raconter toutes ces vies-là. Il y a donc cette question générale : « Comment en arrive-t-on à commettre l’irréparable, et quelles conséquences cela a-t-il sur la société ? », et la question particulière. En tant que journaliste indépendante, je suis libre de choisir les procès à suivre. Parfois, ils se déroulent près de chez moi, parfois, à l’autre bout de la France. Qu’importe le lieu ou la résonance médiatique, tant que la question particulière existe. Comment une jeune femme peut-elle en arriver à tuer son enfant ? De quelle manière juge-t-on un vieil homme qui a battu à mort sa femme atteinte d’Alzheimer ? Et un avocat qui a avoué un meurtre ? Comment se caractérise la psychopathie, au sens clinique ? Pour quelle raison une mère de famille aide-t-elle une amie à assassiner son conjoint ? Quels sont les différents ressorts du traumatisme ? Tant qu’il y aura des questions sans réponse, je suivrai des procès.

Au sein de la presse judiciaire, j’ai l’impression que nombre de journalistes ont commencé ce métier par hasard et y sont restés par choix. C’est du moins mon cas, et la raison du titre de mon livre Les Nuits que l’on choisit. C’est une matière qui vous happe. Une des grandes difficultés est de maintenir une certaine distance entre ce que l’on entend et ce que l’on voit, tout en se plongeant à corps perdu dans les nuances d’un dossier. La justice et le journalisme ont de nombreux points communs : il faut, autant que possible, partir sans a priori, écarter ses propres biais, faire fi des pressions, pour s’approcher au plus près de la vérité et retranscrire ce qui n’apparaît pas à l’œil nu.

Les affaires criminelles n’ont jamais eu autant de succès, dans tout ce qu’elles ont de fascinant et de répugnant

De l’avis des anciens reporters, les procès durent de plus en plus longtemps. De huit heures du matin à la tombée de la nuit, nous notons les dépositions des témoins et débattons des rapports d’autopsie, quand nous ne sommes pas en train de tweeter l’audience en direct. À intervalles réguliers, les journalistes télé et radio sortent pour enregistrer leur flash info. De mon côté, j’attends le verdict pour me lancer dans l’écriture définitive de papiers, publiés sous forme d’épisodes. Les affaires criminelles n’ont jamais eu autant de succès, dans tout ce qu’elles ont de fascinant et de répugnant.

La vérité ne surgit pas tel un bloc homogène, elle se déploie en éventail. Et la peur change d’endroit. 

Libre à chacun de choisir son médium de prédilection. Certains préfèrent écouter une version audio de l’histoire dans les transports en commun le matin en partant au travail, d’autres lire les détails de l’affaire dans leur lit avant de s’endormir. Les plus impatients suivent les débats en live sur Twitter. Le retentissement d’une affaire se mesure souvent au nombre de followers engrangés jour après jour sur le compte personnel des journalistes. Les plus assidus commentent, s’enquièrent des points juridiques, et remercient pour la qualité du travail. Lors des procès sensibles – ceux de Nordahl Lelandais et Jonathann Daval, pour ne citer qu’eux –, il n’est pas rare de voir des personnes qui ont épuisé tous les supports et tous les formats. Si le public n’en a jamais assez, me dis-je, n’est-ce pas parce que lui aussi, sait qu’il y a toujours des questions sans réponse ?

Mais c’est aussi une matière qui laisse une empreinte considérable sur vous. Un soir, une dame nous a demandé, à nous qui étions sur les bancs de la presse tous les jours, si nous n’avions pas perdu foi en l’humanité à force d’écumer les tribunaux. De ma bouche, une réponse est sortie toute seule : « Au contraire ! » Cela m’a presque prise par surprise. D’une certaine manière, écrire le crime est cathartique. Vous oubliez la notion de normalité. La folie, le chagrin et le pardon prennent une tout autre définition. La vérité ne surgit pas tel un bloc homogène, elle se déploie en éventail. Et la peur change d’endroit. Car, comme il est souvent répété dans les cours d’assises : « Les monstres n’existent pas. Il n’y a que des actes monstrueux. » 

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