Lorsque Marcel Proust apprend le décès de M. van Blarenberghe, un ami de ses parents décédés depuis peu, il envoie une lettre de condoléances à son fils Henri, de quelques années plus âgé que lui. La réponse d’Henri arrive le 17 janvier 1907. Une semaine plus tard, Marcel Proust, parcourant Le Figaro, est attiré par le titre d’un fait divers : « Un drame de la folie ». Ce drame est celui d’un matricide : Henri van Blarenberghe a tué sa mère avant de se suicider !

Le fait divers est repris par l’ensemble des quotidiens. Pour L’Aurore, Henri van Blarenberghe, fortuné ayant abusé de toutes les satisfactions, souffrait d’un dégoût universel. Le Journal insiste sur les efforts considérables que le jeune homme avait dû faire pour sa réussite, quand L’Humanité évoque l’alcoolisme. Le Rappel parle de ses internements pour neurasthénie, Le Gaulois souligne sa folie. Aucun ne se penche sur la famille van Blarenberghe, célèbre dynastie de peintres et miniaturistes français (en 2023, le Louvre s’est procuré l’œuvre de l’un d’entre eux : la tabatière Choiseul), dont Henri est l’ultime descendant.

Gaston Calmette, directeur du Figaro commande à Marcel Proust une chronique. Le 1er février 1907, le journal met à la une : « Sentiments filiaux d’un parricide », long article de Proust, dont le titre déplaît à la plupart des abonnés. L’écrivain connaît les relations du crime publiées par les journaux. Dans Le Matin, il a lu la description détaillée des derniers instants de Henri van Blarenberghe : « Celui-ci gisait sur le plancher. M. Proust [le commissaire de police appelé sur les lieux du crime est un homonyme !] fit alors transporter le corps sur le lit et, à l’aide d’un linge, essuya la figure, ruisselante de sang. » M. Proust, c’est Monsieur Proust, c’est ainsi que l’on nomme le père de Marcel. Alors, dans une identification à Henri, nous retrouvons Marcel, coupable d’avoir tué sa mère par les soucis qu’il lui a donnés, morigéné par un père… Le psychanalyste est heureux d’avoir décelé, sous l’intérêt de l’auteur pour un fait divers, un fantasme œdipien. Et l’écrivain, dans son article, se remémore Oreste qui tue sa mère, Clytemnestre, pour venger son père, Agamemnon, qu’elle a fait assassiner. Il évoque aussi la souffrance d’Hécube, dont les enfants meurent devant Troie, et la douleur d’Ajax qui, aveuglé par Athéna, massacre un troupeau alors qu’il imagine décimer les Atrides. Son délire fini, couvert de honte, le guerrier se transperce de son épée.

Nous sommes devant lui comme face au plus sacré des mystères, car l’étrangeté de chaque fait divers nous rappelle l’énigme de notre destinée. 

Marcel Proust touche au plus juste l’essence du fait divers. Celui-ci ne peut se réduire à une anecdote, à un fait sociologique, à un symptôme, à un moment d’histoire, au gros titre d’un journal ou à l’image accrocheuse d’une couverture. Le mythe le hante.

« J’ai voulu aérer la chambre du crime d’un souffle qui vint du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse. 

« Rappelons-nous que chez les Anciens il n’était pas d’autel plus sacré, entouré d’une vénération, d’une superstition plus profonde […] que le tombeau d’Œdipe à Colone et que le tombeau d’Oreste à Sparte. »

Sans doute est-ce lorsque le fait divers nous concerne, quand il rencontre, de près ou de loin, notre existence, notre histoire, nos désirs avoués ou inavoués, que nous avons envie d’aérer la chambre du crime. Il devient alors pour nous un de ces drames immémoriaux qui traverse les temps. Nous sommes devant lui comme face au plus sacré des mystères, car l’étrangeté de chaque fait divers nous rappelle l’énigme de notre destinée. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !