En tant que cinéaste, pourquoi les faits divers vous attirent-ils ?

Quelle que soit l’histoire que l’on raconte, le rapport au réel se pose à chaque fois. Les histoires existent parce qu’on s’intéresse à ce qui se passe autour de nous. La spécificité du fait divers, c’est que, dans cette réalité, on met le focus sur de l’ordinaire qui se mue en extraordinaire avec le surgissement de la violence. Le fait divers interroge l’humain d’une manière toute particulière, notamment dans son inconscient, dans son mystère. Cette dimension, moins sociologique que psychologique, pour ne pas dire psychanalytique, m’intéresse. 

« Le fait divers interroge l’humain d’une manière toute particulière, notamment dans son inconscient, dans son mystère »

Pourquoi avoir choisi de porter à l’écran certains faits divers ? Était-ce pour mieux les comprendre ?

Quand on fait un film, on ne cherche pas forcément à comprendre, au sens de faire le tour, résoudre ou venir à bout d’une histoire. On choisit cette histoire parce que l’on sent que ses racines sont profondes, qu’elle contient en elle quelque chose de singulier mais aussi d’universel. Pourquoi une histoire plutôt qu’une autre ? C’est, pour ma part en tout cas, parce qu’au contact de celle-ci, quelque chose se déclenche en moi. Comme si l’on trouvait une graine dont on avait l’impression qu’elle allait donner quelque chose sans forcément savoir quoi. L’intuition joue un rôle assez fort dans le choix des histoires que l’on porte à l’écran. J’imagine que c’est elle qui a poussé Charlie Chaplin à réaliser Monsieur Verdoux [inspiré du cas de Landru] ou Alfred Hitchcock à filmer La Corde [dont l’idée part du meurtre du jeune Bobby Franks par deux fils de bonne famille à Chicago en 1929]. Quelque chose dans ces histoires a dû résonner dans leur esprit.

Dans La Nuit du 12, film que vous avez coécrit avec Dominik Moll, qu’est-ce qui a résonné en vous ?

Quand Dominik m’a fait lire le livre de Pauline Guéna, qui raconte un an au sein de la police judiciaire, nous avons rapidement remarqué l’obsession de l’un des enquêteurs pour une affaire qu’il n’arrivait pas à résoudre. Nous avons été touchés par les questions presque psychanalytiques que ce personnage soulevait : sur quoi bute-t-on quand on s’obstine ? Quelle est la nécessité, la valeur de cette obstination ? Et puis, il y avait la question de la violence faite aux femmes, à laquelle la société nous avait sensibilisés. Le film questionne aussi la dimension masculine des affaires criminelles. Pourquoi ce sont les hommes qui tuent et qui font la police ? La question est d’ailleurs littéralement posée dans le film. En tant qu’hommes, Dominik et moi nous sommes projetés, d’une certaine manière, dans ces deux personnages masculins. À nos yeux, la Nuit du 12 soulevait une vraie question de société, mais aussi des interrogations qui nous traversent à l’échelle individuelle. 

La manière de raconter des faits divers au cinéma a-t-elle évolué ?

Le cinéma évolue constamment en fonction des questions que se pose la société. En France, on cherche de plus en plus à représenter le moment du procès, la salle d’audience, qui a la particularité, dans notre pays, de ne justement pas être ouverte aux caméras. Je pense notamment aux films Saint-Omer, d’Alice Diop, ou Anatomie d’une chute, de Justine Triet. Ce n’est pas pour rien que la représentation du procès est dans l’air du temps, à une époque où l’on se préoccupe beaucoup des manières d’exercer la démocratie. Dans l’inconscient collectif, on sent que la démocratie se joue aussi là, entre les murs de ces salles.

« Il ne s’agit pas de troubler pour troubler, mais de troubler pour accroître notre intelligence du monde »

Quelle réaction espérez-vous obtenir du public lorsque vous le confrontez à une affaire criminelle ?

Ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’installer un trouble. De sortir le spectateur de ses propres évidences. Qu’on le veuille ou non, on se crée des certitudes au fil de notre vie. Un film est là, entre autres, pour les ébranler. Il invite à douter, à ressentir les choses autrement. Il donne l’opportunité de changer de point de vue à travers une expérience. La puissance du film M le Maudit, de Fritz Lang, c’est qu’on devient pendant un temps le personnage qui tue des enfants. Il nous oblige à être momentanément dans sa position, si ce n’est dans son cerveau. Et cela non pas pour être malsain : il ne s’agit pas de troubler pour troubler, mais de troubler pour accroître d’une certaine manière notre expérience humaine, notre intelligence du monde. On se sert des émotions non pour choquer ou traumatiser, mais pour faire évoluer le regard du spectateur.

Il y a aussi une part d’inattendu dans la réception d’un film, car la magie ne vient pas uniquement du cerveau de celui qui réalise mais aussi de celui qui regarde. La puissance des histoires vient de la rencontre entre une manière de raconter et une manière d’écouter. De cette rencontre naît une forme de vie.

Sur les plateformes, les séries, films et documentaires traitant d’affaires criminelles se regardent désormais à la chaîne. Aurions-nous développé une attirance malsaine pour ce type d’histoires ?

La représentation des crimes a toujours existé et attiré le public. Ce n’est pas tant de la multiplication de ce type d’histoires qu’il est question que du fait que nous n’avons jamais autant consommé d’images de fiction qu’aujourd’hui. Il existe en nous, bien sûr, un goût malsain pour le crime, mais je ne crois pas que cela soit une raison pour cesser de le représenter et d’instaurer une forme de puritanisme qui donnerait l’illusion que la violence n’existe pas. Il est important de conserver une liberté cinématographique pour ce type d’histoires. Charge au cinéaste de s’en emparer de manière respectueuse et responsable. On sait que les conséquences d’une absence de représentation de la violence ne sont pas nécessairement bénéfiques. Je suis peut-être exagérément optimiste, mais je continue de penser que porter certains faits divers à l’écran peut contribuer à aiguiser nos consciences.

Quel fait divers aimeriez-vous particulièrement transposer à l’écran dans le futur ?

Difficile de répondre… Je serais évidemment curieux de voir quel film pourrait être tiré de cette incroyable errance dans la forêt colombienne de quatre enfants autochtones après le crash de leur avion en mai dernier. Tout comme l’histoire des enfants coincés dans la grotte de Tham Luang en Thaïlande, en 2018, ce fait peut raconter un tas de choses sur l’humanité, sur notre époque, notre rapport à la nature. Mais, honnêtement, il ne se passe pas un jour sans qu’à la lecture du journal ou à l’écoute d’un podcast je ne me dise que telle ou telle histoire ferait un film formidable.

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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