1869 : l’affaire Troppmann

Avec l’industrialisation de la presse écrite au xixe siècle, le fait divers s’est installé comme rubrique d’information regroupant des catégories d’événements variés, qu’ils s’agissent de crimes, de catastrophes naturelles, d’exploits édifiants ou de faits anecdotiques. Les historiens ont montré comment, en 1869-1870, l’affaire Jean-Baptiste Troppmann a accompagné l’essor de la presse à grand tirage : le meurtre d’une famille alsacienne par ce jeune ouvrier a permis au Petit Journal de tripler ses ventes. Tout au long du xxsiècle, de nombreuses affaires criminelles ont rythmé la vie des quotidiens et des magazines.

 

1950-1960 : les faits divers interdits d’antenne

À la télévision française qui émerge à la Libération, il faudra attendre 1972 et l’affaire de Bruay-en-Artois pour connaître pareil feuilleton criminel. L’analyse d’un échantillonnage de 2 135 conducteurs de journaux télévisés [les plans dont se servent les présentateurs] entre 1950 et 2008, montre que le récit criminel y est resté longtemps marginal. Dans les années 1950, on y compte en moyenne un seul fait divers par mois. Ces sujets ont mauvaise presse car ils renvoient à la dégradation des mœurs sous la IIIe République et l’Occupation. Étroitement contrôlé par l’État, l’Office de radio-télévision française (ORTF) ne souhaite pas raviver les clivages de la société à travers l’évocation de crimes ou de violences. Le 6 décembre 1954, les parlementaires votent une loi interdisant « l’enregistrement et la diffusion des débats judiciaires ». Il s’agit d’éloigner caméramans et photographes afin de préserver la sérénité des débats judiciaires, mais aussi de limiter l’impact des comptes rendus des procès qui passionnent les lecteurs de presse écrite (notamment l’affaire de l’« empoisonneuse de Loudun », Marie Besnard, et l’affaire Gaston Dominici, patriarche bas-alpin accusé d’avoir tué une famille britannique).

« Dès qu’on met le sang à la une, c’est qu’on a quelque chose à vendre »

Cette réserve est partagée par les pionniers du JT qui, issus des écoles de cinéma ou de la presse écrite, ont une vision noble de l’information qu’ils veulent dispenser. C’est ainsi que le patron du JT, Pierre Sabbagh, explique en 1953 : « Dès qu’on met le sang à la une, c’est dans un but bien précis : c’est qu’on a quelque chose à vendre. Or, à la télévision française, nous n’avons rien à vendre. » L’analyse du courrier des téléspectateurs met en évidence des lettres de protestation contre cette quasi-absence de faits divers. Sondés en 1957 pour Télé Magazine, ils estiment que le « JT idéal » devrait comporter de 55 à 80 % de faits divers.

À mesure que la télévision accroît son audience (en 1960, près de 13 % des ménages français sont équipés d’un téléviseur), les autorités exercent un contrôle plus étroit. En avril 1960, l’enlèvement du petit-fils du PDG de la firme automobile Peugeot rencontre un écho important dans la presse mais, sur un an, le JT ne lui consacre que trois brefs reportages. C’est déjà trop aux yeux d’un parlementaire gaulliste qui interpelle le ministre de l’Information, Louis Terrenoire. Ce dernier lui répond que des consignes existent afin de donner le moins de publicité possible aux affaires criminelles.

 

Années 1960-1970 : Frédéric Pottecher et Pierre Lazareff

En 1958, l’heure est à la professionnalisation du JT et à l’embauche de journalistes spécialisés. C’est dans ce contexte qu’apparaît Frédéric Pottecher qui, jusqu’en 1968, va régner sans partage sur la chronique judiciaire télévisée. En dix ans, il réalise 258 chroniques de 4 à 5 minutes. Neveu du fondateur du Théâtre du peuple de Bussang, Pottecher a une sensibilité théâtrale et littéraire, il cite plus volontiers des écrivains que des articles du Code pénal, n’hésite pas à (un peu) romancer et à donner son avis. Son éloquence et son art du récit compensent l’absence d’images.

Entre 1959 et 1968, le grand magazine d’information Cinq colonnes à la une invente une nouvelle manière de traiter l’actualité. L’un de ses producteurs, Pierre Lazareff, entend importer la recette d’une presse populaire de qualité, et notamment le traitement des faits divers qui assure le succès de son quotidien France-Soir, dont la diffusion dépasse le million d’exemplaires. Dès le premier numéro, Cinq colonnes à la une donne la parole à Marie Besnard, l’une des plus célèbres accusées de l’après-guerre. Portraits de victimes d’erreur judiciaire, sujets pédagogiques ou de sensibilisation aux phénomènes criminels... Le magazine, plus libre que le JT, élargit le regard sur la société en y intégrant la thématique criminelle.

 

1970-1980 : « hard news » et début de politisation

En 1969, la réforme de l’ORTF voulue par Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre de Georges Pompidou, prévoit la création de deux unités autonomes d’information : c’est le début de la mise en concurrence entre les JT des deux chaînes. Les formats sont modernisés et raccourcis. Le directeur de l’information de la première chaîne, Pierre Desgraupes, embauche des journalistes venus de la radio ou de la presse écrite, comme Philippe Gildas ou Étienne Mougeotte. Le service des informations générales devient le poumon du « hard news » : il s’agit de montrer que la télévision est capable de traiter les événements dès qu’ils surgissent. L’illustrent en 1970 la couverture de l’avalanche qui dévaste un centre UCPA à Val-d’Isère (39 morts) ou celle de l’incendie de la discothèque de Saint-Laurent-du-Pont (146 victimes).

Cela n’empêche pas la censure d’être toujours présente. Le nouveau chroniqueur judiciaire, Georges Walter, est sanctionné par le conseil d’administration de l’ORTF : pour avoir montré les conditions de vie misérables des ouvriers d’un grand propriétaire betteravier victime de menaces, on lui reproche de réactiver la lutte des classes et d’avoir pris parti pour le criminel et non pour la victime. Néanmoins, la professionnalisation est en marche : les successeurs de Frédéric Pottecher, comme Paul Lefebvre ou Jean-Pierre Berthet, seront moins des « raconteurs d’histoires » que des analystes de la chose judiciaire.    

Dans les années 1970, le récit criminel se renouvelle. Dans un contexte de recrudescence de la violence ordinaire, les statistiques sur la délinquance sont homogénéisées dès 1973, étendues à l’échelle nationale, rendues publiques et donc objets de commentaires. Le Figaro commande son premier sondage sur le sentiment d’insécurité : la peur devient un phénomène objectivable, un ressenti, une donnée d’opinion.

Jugé trop libéral par la droite gaulliste, Valéry Giscard d’Estaing cherche à donner des gages de sa fermeté. C’est dans ce contexte que sont mises en scène des opérations coups de poing dans le métro par le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski. Des meurtres d’enfants provoquent une émotion particulièrement vive sur fond de débat sur la peine de mort. C’est le cas de l’affaire Christian Ranucci (1974) ou de l’affaire Patrick Henry (1976) qui suscita ce commentaire du présentateur du Journal de TF1, Roger Gicquel : « La France a peur. » Notre mémoire a vite oublié la suite de son propos : « C’est un sentiment qu’il faut déjà que nous combattions, je crois. »

 

Années 1980 : premiers pas d’une course folle

Durant cette décennie, les faits divers vont monter à la une sur fond de surenchère entre certains quotidiens et magazines pour lesquels tous les coups sont permis. En 1983, le magazine Photo publie douze clichés des restes de la victime d’Issei Sagawa, étudiant japonais cannibale. L’affaire fait scandale. Le rédacteur en chef adjoint de Paris-Match, Jean Durieux, est incarcéré pour avoir refusé de divulguer les contacts à l’identité judiciaire qui lui ont fourni les photos prises par la police. À partir d’octobre 1984, l’affaire Grégory mobilise nombre de reporters. Beaucoup a été écrit sur les dérapages autour de ce fait divers. À la télévision, les rédacteurs en chef et les présentateurs des JT sont tentés de suivre cette course folle. En novembre 1984, Daniel Bilalian ouvre son journal sur l’affaire plutôt que sur la réélection de Reagan. De leur côté, les reporters de terrain plaident pour qu’on s’en tienne aux faits. La profession prend conscience que le traitement des faits divers, souvent considéré comme subalterne, exige une forte expérience professionnelle, un carnet d’adresses et un sens aigu de la déontologie.

 

2002-2012 : à l’agenda des politiques

Prescripteurs d’audience, les faits divers ont aussi un impact sur la vie politique. Nous avons gardé en mémoire l’affaire Papy Voise, un retraité d’Orléans battu et rançonné trois jours avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002. L’écho médiatique de cette affaire a relancé le débat sur l’influence du fait divers sur notre vie démocratique, certains faisant abusivement le lien entre ce drame et la présence au deuxième tour de Jean-Marie Le Pen.

Mais cette affaire est surtout le symbole d’une campagne présidentielle marquée par le feuilletonnage médiatique autour des statistiques de la criminalité et de quelques faits divers comme l’attaque meurtrière du conseil municipal de Nanterre par Richard Durn. L’année 2002 correspond à un pic de la part consacrée aux faits divers dans les JT : 18 % sur TF1, 15 % sur France 2 et France 3.

Cette pression « fait-diversière » va jusqu’à bousculer la parole présidentielle. En juillet 2004, Jacques Chirac réagit avec précipitation au témoignage d’une jeune femme qui dénonce son agression dans le RER D. Le Premier ministre, Dominique de Villepin, parlera de « gestes racistes et antisémites ». Les journalistes découvriront finalement que la jeune femme avait tout inventé.

Nicolas Sarkozy applique le précepte : « Un fait divers, une loi »

Nicolas Sarkozy, d’abord comme ministre de l’Intérieur puis comme président de la République, institutionnalise la mise à l’agenda politique des faits divers : il occupe le terrain à chaque nouvelle affaire, appliquant le précepte « Un fait divers, une loi ». Ce sera notamment le cas après les meurtres par des récidivistes de Nelly Crémel, en 2005, alors qu’elle faisait son jogging en Seine-et-Marne, et de Laëtitia Perrais, en 2011. Le débat politique et parlementaire se déroule sous l’injonction d’émotions qui favorisent la « sévérisation » des réponses et l’accusation de « laxisme » des institutions judiciaires ou psychiatriques. C’est ce que le juriste Denis Salas a appelé le « populisme pénal » : des politiques se servent des émotions faits-diversières (et les amplifient) pour désigner des boucs émissaires et fausser l’équilibre pénal complexe entre répression et prévention. Nous n’en sommes pas sortis.

 

Et maintenant, une boucle infernale ?

La récupération des faits divers s’atténue pendant la présidence de François Hollande et les débuts du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, marqués par une menace terroriste qui relègue en quelque sorte la menace criminelle. Mais la pression de l’opposition de droite et d’extrême droite se poursuit et prospère, notamment grâce à l’évolution de l’écosystème médiatique amorcée dès la deuxième moitié des années 2000. L’essor de l’information en continu et des réseaux sociaux numériques modifie le régime de perception des violences, avec le partage croissant d’images filmées par des téléphones portables ou des caméras de vidéosurveillance. Sous la pression, les JT traditionnels commencent à faire une place à ces images non journalistiques des faits criminels. Par exemple, en 2008, les JT de TF1 et de France 2 diffusent l’agression particulièrement violente d’un jeune homme dans un bus, filmée par une caméra de surveillance. Ces images nourrissent un climat anxiogène et accréditent sinon l’idée d’une hausse massive de la délinquance – ce que les chiffres démentent –, du moins celle que les faits sont de plus en plus violents. L’amplification mécanique de la médiatisation par l’élargissement des supports de communication contribue à un effet de distorsion du réel. Dans ce phénomène, le journalisme de commentaire prend souvent le pas sur le travail de terrain et la présentation scrupuleuse des faits. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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