– Dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas, c’était un slogan formidable.

– Un coup de génie. Qui pouvait laisser croire que tout le monde était d’accord, mais sous le manteau. Un peu comme à l’époque de Radio Londres. Les héritiers de Brasillach et de la Révolution nationale ont fini par se faire passer pour ceux de la Résistance et du général de Gaulle. Le « Front national », en 1941, c’était la résistance communiste.

– Un sacré tour de passe-passe. Jean-Marie, c’était quand même le roi du bonneteau.

– Et du stand-up. Bien avant Gad Elmaleh ou Jamel.

– Le Le Pen Comedy Club n’a pas fait beaucoup d’émules. Marine n’est pas aussi drôle.

– Mais elle a plus de voix.

– Elle n’est forte que parce qu’elle ne gouverne pas.

– Pour l’affaiblir, il faudrait l’élire ?

– Je ne dis pas ça. Je dis même le contraire. Elle ne peut faire naître d’espoir qu’en restant une promesse. Elle est en position de symbole, qui n’a jamais gouverné. Gouverner, c’est décevoir. Son père l’avait très bien compris. S’il a tenté de récupérer Jeanne d’Arc, ce n’est pas pour rien. Jeanne d’Arc a réussi à garder sa force de symbole car elle n’a jamais porté un coup d’épée, ni gouverné. Même à cheval, elle a réussi à rester sur un plan spirituel, le plan de l’inspiration. Si elle avait triomphé par l’épée, elle aurait péri par l’épée. Son épée était un signe, qui indiquait une direction. Elle pointait son épée vers la France, qu’il fallait sauver. La compassion pour la France était le mobile, pas le désir de grandeur. Ou alors la grandeur du cœur, pas celle des empires.

– Qui dit que Marine n’en est pas capable ?

– Son admiration pour la Russie de Poutine est un symptôme évident de ce désir de grandeur. Elle aime la force. Même si la force actuelle de sa position vient tout entière de sa faiblesse. Mais elle refuse de rester un symbole, elle veut exercer la violence légitime dont seul un État est capable. Bien que portée par la haine de l’État, elle veut qu’on lui en donne les rênes.

– Son père voulait perdre magnifiquement, comme Brasillach justement. Elle veut gagner. Elle se rêve plutôt Napoléon que Jeanne d’Arc. 

– C’est sa contradiction interne : elle est en position de symbole, capable d’exercer un pouvoir spirituel, mais sans rien pour l’alimenter. C’est un symbole vide. Vous connaissez le proverbe chinois : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. » Elle, c’est l’inverse : elle ne fait que tendre le bras, mais les imbéciles croient qu’elle leur montre la France. C’est pourquoi elle recrute hauts fonctionnaires et énarques en rupture de ban, qui rêvent, comme à l’époque de Napoléon, d’une ascension foudroyante et illimitée. Petit énarque se rêve Premier ministre… Napoléon a acheté beaucoup de fidélités en distribuant ce qu’il appelait lui-même les hochets de la République.

– Si autant de Français croient en elle, ne faut-il pas les écouter ?

– Il faut les entendre. Dans L’Enracinement, qu’elle écrit à Londres en 1943 alors que la France est à terre, Simone Weil dit à propos des jeunes bourgeois fascistes d’un côté, comme des ouvriers communistes animés d’impérialisme ouvrier de l’autre : « Ce sont des êtres humains, et des êtres humains malheureux. Le problème à leur égard se pose en ces termes : Comment les réconcilier avec la France sans la livrer entre leurs mains ? »

– Comment arrêter la décomposition de notre nation ? La France malade rêve d’un remède de cheval. Marine est peut-être ce cheval. Pourquoi ne pas parier sur lui ?

– Vous connaissez son poème préféré ? « Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, / Ce beau matin d’été si doux : / Au détour d’un sentier… »

– « Une charogne infâme… » 

– « Sur un lit semé de cailloux… » Baudelaire. On peut aimer Les Fleurs du mal. Mais les fleurs ne naissent pas du mal, elles poussent malgré lui. La parole du Christ est plus profonde : « Un arbre bon ne peut pas porter de mauvais fruits, ni un arbre pourri porter de beaux fruits. » Simone Weil conclut : « Pour un médecin l’important n’est pas d’affirmer son droit à soigner un malade. L’essentiel est d’avoir établi un diagnostic, conçu une thérapeutique, choisi des médicaments, vérifié qu’ils sont à la disposition du malade. Quand un médecin sait faire tout cela, non sans risque d’erreur, mais avec des chances raisonnables d’avoir vu juste, alors, si on veut l’empêcher d’exercer sa fonction et mettre à sa place un charlatan, il a le devoir de s’y opposer de toutes ses forces. Mais si, dans un endroit sans médecins, plusieurs ignorants s’agitent autour d’un malade dont l’état demande les soins les plus précis, les plus éclairés, qu’importe aux mains duquel d’entre eux il se trouve pour mourir ou pour être sauvé seulement par le hasard ? Sans doute, il vaut mieux de toute manière qu’il soit aux mains de ceux qui l’aiment. Mais ceux qui l’aiment ne lui infligeront pas la souffrance d’une bataille faisant rage à son chevet, à moins de se savoir en possession d’une méthode susceptible de le sauver. »

– Et s’il n’y a pas de méthode ?

– Notre lit sera semé de cailloux.

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