Il y avait quelque chose d’insaisissable chez Marine Le Pen. Elle faisait son miel de la moindre attaque tentant de la diaboliser. Les arguments de raison n’entamaient guère la fascination qu’elle suscitait. Cette femme était-elle prenable ? Elle vous glissait comme une savonnette entre les doigts. Désormais, on la voyait tout en haut. Dans les monarchies constitutionnelles, Angleterre ou Espagne, la question du roi était réglée. En France, le syndrome monarchique redoublé par la Constitution de 1958 entraînait la rotation des sauveurs : il fallait élire un homme qui serait le donneur de sens, la clé de voûte, le souverain. Deux femmes avaient été en situation de devenir cet homme : Ségolène Royal en 2007, Marine Le Pen en 2012. Chez Ségolène Royal, on trouvait un substrat catholique, militaire, providentialiste. Chez Marine Le Pen aussi. Depuis Marie de Médicis, on n’avait pas vu ça. 

Le Front national était un parti où les gros bras et les chauvinistes mâles pullulaient. Mais, à cause d’un principe dynastique interne – la fille succède au père –, il avait placé une femme à sa tête. Cet archaïsme successoral accouchait ainsi d’un féminisme paradoxal. Cherchez la femme ? Née en 1968, Marine Le Pen avait eu 13 ans en 1981, 27 ans en 1995. Dans quel monde avait-elle grandi ? Sous les plafonds de son château bourgeois, des septuagénaires évoluaient, amis de papa, dont beaucoup avaient été maurrassiens, jeunes du Maréchal, activistes de l’Algérie française. Elle était captive d’une bulle de mémoire quand sa génération fixait son attention sur d’autres marottes, mettons Bono, Mandela ou les Restos du cœur. Marine Le Pen était-elle l’effet décalé d’un séisme dont elle n’avait pu connaître les ébranlements, entre les Hauts de Meuse de mai 1940 et les djebels de 1961 ? « Les mystères de l’Égypte ancienne, a écrit un philosophe allemand, sont des mystères pour les Égyptiens eux-mêmes. »

Elle avait aussi vu, pendant son adolescence et sa prime jeunesse, un président socialiste pousser les feux du Front national pour handicaper la droite républicaine. Quelle vision pouvait-elle avoir de la politique ? La verticalité fascisante et la cautèle mitterrandienne ? L’école de la jugulaire et du billard à trois bandes ? Sans doute avait-elle dû affronter, consciemment ou inconsciemment, la question qui se pose à tout jeune adulte : reproduire ou conquérir ? Conquérir, c’eût été prendre le large, opérer un décentrement, activer la distance de soi à soi. Elle avait préféré reproduire. Non pas une femme de l’écart romantique, mais la gardienne mimétique de la dynastie. En Hongrie, vers 1938, la première force politique du pays se nommait le Parti des petits propriétaires. Le boulangisme, les ligues, le poujadisme, tout cela était dans la corbeille des noces de Marine Le Pen avec le passé. Mais elle faisait aussi chanter à ses troupes La Marseillaise, hymne de soldats régicides, et affichait son empathie pour la figure hugolienne du petit. Au demeurant, on aurait été incapable de dire quels livres elle lisait. 

Il était facile, et peut-être pertinent, de voir en elle une héritière choyée dont la carapace était renforcée par le ressentiment des autres. Mais choyée, l’avait-elle toujours été ? En 1987, Marine Le Pen était âgée de 19 ans lorsque sa mère avait posé nue et en posture ancillaire pour un magazine de charme, l’intention étant de narguer le chef de clan, le « Menhir ». Qu’avait pu ressentir une jeune femme en voyant sa mère vieillissante s’exhiber dans une revue pour mâles émoustillés ? Plutôt que de l’interroger une ixième fois sur l’UMPS ou la sortie de l’euro, je lui aurais peut-être posé cette question-là si j’avais été journaliste. Je n’ai aucune idée de la réponse. Un être est défini par ses allergies autant que par ses chagrins. Si ses allergies étaient quotidiennement détaillées, j’aurais été curieux de savoir, en romancier, ce qui pouvait rendre Marine Le Pen malheureuse. 

La force de captation des gens du Front national tenait beaucoup à ce qu’ils étaient les derniers, dans le paysage politique interne, à se prévaloir de la légende française. À trop louer l’Europe, on leur abandonnait l’Hexagone. Il était alors facile de mettre en coupe réglée une mémoire délaissée. Lorsque je regardais une émission branchouille telle que Le Grand Journal de Canal+, j’étais frappé par la brève longueur d’onde temporelle couverte par ses programmateurs : certes, Fabrice Luchini venait parfois déclamer quelques vers de Molière, mais, pour le reste, les allusions au monde d’avant 1950 y restaient exceptionnelles. Chez ces antifascistes d’audimat, le temps biologique, celui que borne notre seule vie, supplantait orgueilleusement le temps mémoriel. C’était pain bénit pour Marine Le Pen : elle s’annexait, y compris dans ses résonances républicaines, un univers venu des manuels Bled et du Malet et Isaac, évoquant pour des vieilles dames aux cheveux violets un temps de plumiers et d’hymnes aux morts. À gauche, seuls les chevènementistes avaient naguère senti cela. Comme par hasard, certains d’entre eux avaient rallié le clan mariniste, et s’y activaient désormais. 

Au demeurant, une hypothèse de lecture du personnage aurait été de présumer une Marine Le Pen moins passionnante que les passions qu’elle catalysait. Si elle accédait un jour à la fonction suprême, le hasard des commémorations pouvait l’amener à célébrer Voltaire, La Fayette, Gambetta, Guynemer, Gilbert Dru ou Albert Camus. Des hommes qui ne l’auraient probablement pas aimée. La terre et les morts, disait Barrès, mais il n’est pas sûr que les morts qui avaient fait notre histoire eussent approuvé Marine Le Pen. Elle ne prisait guère les étrangers, elle imaginait la France sans eux, mais c’est par elle que l’on se sentait souvent étranger en notre pays lui-même. Tout cela était bizarre. Cette femme parlait fort. Je la voyais floue. Elle était un être humain identifié comme Marine Le Pen, mais dont nul, pas même elle peut-être, ne connaissait le nom secret. 

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