« La structure du discours paternel demeure, mais les mots ont changé »
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Quelles sont les différences entre le discours de Marine Le Pen et celui de son père ?
Marine Le Pen a un langage beaucoup plus contrôlé. Elle s’interdit et interdit à sa garde rapprochée tout dérapage verbal. Son champ sémantique est davantage celui de la République et des institutions. Elle revient à un discours qui est celui d’une démocrate républicaine. Ses mots visent à montrer qu’elle n’est plus d’extrême droite. Certes, on continue à la ranger à l’extrême droite, mais elle se place dans le giron de la République et aspire à y rester, à s’inscrire dans le système. Même si on retrouve dans ses discours le même manichéisme que chez son père : elle oppose ainsi l’obscurité, la classe politique entièrement corrompue, le cataclysme économique d’un côté et, de l’autre, la lumière, le FN pur qui va permettre à la nation de s’en sortir. La structure du discours paternel demeure, mais les mots ont changé.
Par exemple ?
Quand elle dit « nous, démocrates ». Jamais Jean-Marie Le Pen n’aurait employé cette expression. La référence à la laïcité est aussi nouvelle, comme le registre des valeurs de la République. De même, elle insiste sur les questions économiques que son père n’abordait pas. En revanche, certains mots restent pour dénoncer « l’uniformisation mondialisée », les mondialistes, les européistes.
« Elle a repris le discours de l’extrême gauche en faveur des classes populaires »
À travers ces termes à connotation extrémiste, on sent que la métamorphose n’est pas totalement achevée. Le naturel revient au galop… Mais la référence à la colonisation, les propos antisémites qui sont toujours ceux de son père, cela n’existe plus du tout. Elle rompt avec cet héritage et s’intéresse aux sujets d’actualité qui préoccupent les Français : l’euro comme entrave à la souveraineté française ; l’islamisation, avec, sous-entendue, l’idée que les musulmans sont tous des islamistes qui s’ignorent. Jean-Marie Le Pen était un grand admirateur des nationalismes arabes. Entre les juifs et le monde arabe, il avait choisi son ennemi. Marine Le Pen et son entourage proche n’ont plus rien à voir avec l’antisémitisme, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’antisémites dans les rangs du parti.
A-t-elle rompu avec le racisme du FN ?
Il lui reste forcément un fond raciste. Il était assumé chez le père. C’était un racisme biologique. Chez elle, c’est ce que l’historien des idées Pierre-André Taguieff appelle le différencialisme : nous ne rejetons pas ces gens parce qu’ils sont extérieurs mais parce qu’ils sont différents. Dire que quelqu’un est différent, c’est implicitement le tenir pour inférieur. Il y a des passerelles avec le racisme. Mais cette capacité d’un peuple à se croire supérieur n’est pas propre au FN.
D’où viennent ses idées sociales ?
Elle a repris le discours de l’extrême gauche en faveur des classes populaires, ce qu’on appelait la fonction tribunicienne et protestataire jouée jadis par le PC. Le FN veut se faire le porte-parole des classes démunies sur des thèmes qui les touchent : l’immigration, les banlieues, l’insécurité. Autant de sujets sur lesquels l’extrême gauche est muette. Marine Le Pen réussit là où l’extrême gauche échoue.
Marine Le Pen emprunte à l’extrême gauche, mais aussi à la droite ?
Depuis les années 1990, son père a tenté de récupérer l’héritage gaulliste. Aujourd’hui, Florian Philippot prétend que le FN est le véritable héritier du gaullisme. Il est allé à Colombey déposer une gerbe sur la tombe du Général, dans un essai de récupération de l’idéal national tel que l’incarnait de Gaulle.
« Elle sait mieux s’entourer que son père de cadres qui sont censés crédibiliser ce discours »
Dans son discours de rentrée, fin août, Marine Le Pen a parlé de la nation qui se désagrège. Elle veut que la France renaisse, qu’elle assume sa grandeur. Elle insiste sur cette vision du monde, sur la troisième voie que notre pays peut porter : c’est vraiment la fibre gaullienne qui s’exprime et cela déstabilise l’UMP qui sent que cet héritage lui échappe.
Malgré le côté irréaliste de son discours économique, pourquoi fait-elle mouche auprès d’un public toujours plus large ?
Sur ce terrain, c’est le contexte qui a changé, pas le fond du discours. Elle défend une alternative certes peu crédible, mais comme les autres ne le sont pas davantage, et échouent toutes, son discours apparaît comme une piste qu’il faudra peut-être essayer un jour. Prôner la sortie de l’euro peut sembler irréaliste, mais certains économistes disent le contraire. Elle s’appuie sur eux. Elle sait mieux s’entourer que son père de cadres qui sont censés crédibiliser ce discours. Elle a son énarque de service, Philippot ; Jean-Richard Sulzer enseigne à Dauphine ; Aymeric Chauprade est spécialiste de diplomatie économique. Elle s’entoure de purs produits du système aux parcours comparables à l’entourage de Hollande. Quand elle a affirmé sa capacité de gouverner, elle a fait référence aux membres de son équipe qui pouvaient être ministrables.
Un discours, des hommes plus présentables, cela suffit pour pouvoir gouverner ?
Quand le père s’exprimait, il parlait toujours plus d’une heure. L’exercice avait pour but de démontrer ses talents oratoires, avec jeux de mots, métaphores et références. Marine Le Pen est plus concise. Jamais plus de 40 minutes.
« Marine Le Pen parvient à faire oublier qu’au départ le FN est antisystème »
Elle s’est essayée à faire du Jaurès, les deux phrases qu’elle a utilisées n’étaient d’ailleurs pas de lui... Pour elle, les discours font partie d’une stratégie en vue d’exercer le pouvoir, ce qui n’intéressait pas vraiment son père. Lui voulait être une alternative au système. Elle se place dans le système. Elle parle de sa conception du pouvoir, de la façon dont elle gouvernerait, de l’état d’esprit qu’elle aura le jour où elle sera au pouvoir. Ce n’est pas la France éternelle du père, c’est une approche programmatique.
Pourquoi une part importante de l’opinion adhère-t-elle à ce changement ?
Marine Le Pen parvient à faire oublier qu’au départ le FN est antisystème. Les sondages montrent qu’un Français sur deux considère qu’elle n’est pas dangereuse pour la République. C’est grâce à son discours plus modéré, plus sécurisant, porteur d’espoir. Il existe toujours des identitaires qui sont encore des antisémites, comme Bruno Gollnisch et ses proches. Mais, en rassemblant plus de voix que son père, elle prouve que c’est son discours qui peut permettre au FN d’accéder au pouvoir.
Quelles sont les conséquences de ce « recentrage » ?
Plus il se rapproche du centre, plus le FN laisse la place à un autre parti qui serait plus radical ; les gens du Bloc identitaire, très dynamiques sur la Toile, pourraient décider de constituer un parti politique car il y a une place à l’extrême droite. Le FN est dans une stratégie de normalisation, de dédiabolisation.
« S’attaquer aux immigrés, c’est renier le discours classique de la gauche »
Il garde les fondamentaux d’extrême droite que le peuple a envie d’entendre, le discours sécuritaire sur l’immigration-danger, sur la nation qui, pour rester forte, doit rester pure : ces thèmes parlent aux citoyens vu la déliquescence actuelle. Le discours sur l’islamisation existait déjà à l’époque du père. Avant le 11 septembre 2001, il n’avait pas beaucoup de sens. À présent, il semble être l’expression du réel. D’autant que les partis traditionnels ne sont pas à l’aise sur ce terrain. La droite devrait s’emparer de la question de l’immigration sans adopter les solutions voulues par Marine Le Pen. Sarkozy l’a fait en 2007, moins bien en 2012. C’est elle qui incarne la défense de la sécurité, des territoires français perdus. Laisser ces thèmes au FN, c’est lui donner le pouvoir.
C’est la responsabilité de ce que Jean-Marie Le Pen, le premier, a appelé l’UMPS ?
L’immigration est le vrai sujet du xxie siècle. Pour la gauche, c’est une part importante de son électorat. Hollande avait envisagé d’accorder le droit de vote aux étrangers avant d’y renoncer. S’attaquer aux immigrés, c’est renier le discours classique de la gauche : l’accueil, la générosité et l’idée que l’immigré a remplacé l’ouvrier d’hier comme figure de l’opprimé. Si la droite a échoué, la gauche n’a, elle, même pas essayé de s’emparer de ces sujets. Traiter le FN de parti fasciste dans les années 1990 était déjà une erreur. Aujourd’hui, c’est taxer de fascistes les 20 % d’électeurs qui votent pour lui. Ce n’est plus possible ! La gauche a crié au retour de la bête immonde mais, dans cet électorat frontiste, se retrouve une partie du sien. Le contexte est mûr pour que Marine Le Pen accède au second tour de la présidentielle. Comme alternative aux partis de gouvernement qui sont là depuis des décennies.
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO
« La structure du discours paternel demeure, mais les mots ont changé »
Magali Balent
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