La déclaration alarmiste de Manuel Valls comme quoi « ­l’extrême droite et Marine Le Pen sont aux portes du pouvoir » relève-t-elle de la tactique ou est-ce un risque réel ? Au vu de la situation politique de quelques États européens où l’extrême droite est au pouvoir ou y a pris part (en Norvège, en Suède, au Danemark, en Autriche), mais aussi des succès électoraux du FN depuis la présidentielle de 2012 (6,3 millions de voix), les municipales et les européennes de 2014 (14 municipalités gérées par le FN et 25,4 % des suffrages exprimés aux européennes), au vu encore du discrédit des deux partis de gouvernement UMP et PS – 87 % des Français estiment que les politiques ne s’occupent peu ou pas du tout de gens comme eux (baromètre de confiance du CEVIPOF janvier 2014) –, il est logique que ce scénario soit envisagé. Est il pour autant possible ?

Marine Le Pen présidente de la République française élue au suffrage universel est une hypothèse hautement improbable, même si le candidat de la droite ou de la gauche qui l’affronterait ne serait pas aussi bien élu que Jacques Chirac en 2002. L’abstention serait beaucoup plus importante, par refus de donner une voix au candidat de droite ou par déception envers le personnel politique. Supposer que Marine Le Pen puisse succéder à François Hollande signifierait avoir perdu toute confiance dans les valeurs communes que partage la majorité des citoyens français.

Jusqu’ici en Europe, la présence de partis d’extrême droite au pouvoir s’inscrit toujours dans le cadre de coalitions de droite, au sein desquelles ils constituent un élément indispensable pour former une majorité de droite. Aucun de leurs leaders n’a jamais accédé au poste de chef de gouvernement. C’est seulement dans le cadre de systèmes électoraux au scrutin proportionnel (où il est plus difficile à un seul parti d’obtenir la majorité des sièges), que l’extrême droite réussit à exercer des responsabilités gouvernementales. Or on sait que le système électoral français – scrutin majoritaire à deux tours – évite les coalitions gouvernementales. Il n’en reste pas moins qu’exclure ou presque de la représentation parlementaire plus de 3,5 millions d’électeurs (2 députés) est un réel déni démocratique, quand 1,8 million d’électeurs du Front de gauche sont représentés par 10 députés. Le plus choquant fut le résultat des législatives de 2002 où le FN et le PC ont réuni à peu près le même nombre de voix (1,1 million), le premier n’obtenant aucun député, et le second 15. Ceci grâce aux alliances que le PC nouait avec le PS, héritage résiduel de l’union de la gauche. 

Deux conditions sont donc nécessaires pour une arrivée possible du FN au pouvoir. L’une est la fin du refus des dirigeants de l’UMP de tout désistement en faveur du FN. Si certains de ses membres y sont prêts, une majorité d’entre eux ne l’est pas, certains penseront : pas encore. L’autre est le changement de scrutin en instaurant sinon la proportionnelle, du moins une dose de proportionnelle. Le PS y est favorable depuis toujours, comme les communistes et les écologistes. Rappelons que c’est sous le gouvernement de Laurent Fabius (1984-1986) que le scrutin à la proportionnelle, promis dans les 110 propositions du programme commun de la gauche, fut mis en œuvre. Ce qui permit l’élection au Parlement de 36 députés FN en 1986. La majorité de droite élue cette année-là revint aussitôt sur cette disposition pour restaurer le scrutin majoritaire à deux tours, toujours en place. Si le gouvernement socialiste décide d’un scrutin avec une dose de proportionnelle, on se doute que le dosage sera d’une grande importance : il faut à la fois permettre à plusieurs millions d’électeurs d’être représentés, évidence démocratique, sans mettre le FN en position de force pour négocier une participation gouvernementale. 

L’instauration d’une dose de proportionnelle serait de nature à modifier les positions idéologiques du FN. En effet, la perspective d’atteindre le pouvoir peut conduire Marine Le Pen à poursuivre l’aggiornamento du FN, ce qu’elle accomplit déjà avec le Rassemblement bleu Marine. Elle suivrait ainsi les traces de Gianfranco Fini, jeune leader du MSI (Movimento sociale italiano), vieux parti héritier du mouvement fasciste, qui sut le transformer en un parti de droite moderne, l’Alleanza nazionale (AN), pour en faire une force politique indispensable à toute majorité de droite. C’était clairement la stratégie de Bruno Mégret, mais arrivée un peu trop tôt, et surtout ayant rencontré l’hostilité du vrai et seul leader à cette époque, Jean-Marie Le Pen.

L’instauration de la proportionnelle pourrait avoir des incidences sur d’autres partis. Qu’en serait-il ainsi du désistement à gauche ? Il est probable qu’il ne serait plus assuré. Le PC en ferait les frais plus que le PS. Et qu’en serait-il pour les centristes de l’UDI ? Il est probable qu’ils en sortiraient bénéficiaires. Dès lors, ne peut-on imaginer une alliance gouvernementale entre le PS, ou ce qu’il en sera advenu, et le centre ? Ce serait un changement radical de la culture politique française, avec l’apprentissage de la négociation pour aboutir à un contrat de gouvernement comme en ­Allemagne. Alors sortirait-on peut-être de l’inévitable trahison des programmes politiques une fois la gauche ou la droite au pouvoir. Le crédit des partis politiques s’en trouverait amélioré. 

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