La crise causée par le Covid-19 n’en est qu’à ses débuts. À la question sanitaire, qui occupe tout notre quotidien, va succéder une déflagration économique, puis, inévitablement, une tempête politique et un cyclone géopolitique. Ce n’est pas être alarmiste que de l’annoncer ; c’est plutôt tenter d’être lucide face à un horizon qui se dessine vertigineux et incertain. Les démocraties libérales sont-elles armées pour l’affronter ? Le sont-elles moins ou davantage que les régimes autoritaires (tels la Chine ou l’Iran) ou que les régimes illibéraux (comme la Russie ou la Turquie) qui, tous, comme elles, se réclament de la légitimité démocratique. Car, le point mérite d’être noté, aujourd’hui le monde entier est démocrate. De la Corée du Nord à celle du Sud, du Botswana au Brésil, du Bhoutan au Soudan, toute la planète se réclame du « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple » (pour reprendre la fameuse définition de Lincoln). Simplement les modalités d’application varient du tout au tout ! Parfois le peuple qui gouverne est une seule personne, un seul parti ou une seule religion ! Parfois il est une diversité, une majorité, une assemblée, et pour un temps donné. Ce qui caractérise la démocratie libérale au sein de cet ensemble hétéroclite, c’est une méthode collective d’agir qui est sa signature propre. Elle exige quatre étapes indispensables : des élections, des délibérations, des décisions et de la reddition de compte. Si une seule vient à manquer, la démocratie quitte le giron de la liberté. Si les élections sont pipées, si l’espace public est censuré, si le pouvoir se fait tout-puissant ou impuissant, si les dirigeants s’y accrochent, alors le gouvernement du peuple se retourne non seulement contre la liberté des citoyens, mais aussi contre la puissance collective.

Qu’est-ce que la crise du coronavirus nous révèle sur cette méthode ?

Je passe sur l’épisode des élections municipales, dont la tenue relevait de ces erreurs qui paraissent évidentes après coup pour les prophètes de l’advenu que nous sommes tous devenus. À part cela, le moment électoral n’est pas concerné par la crise.

Celui de la délibération est beaucoup plus intéressant, car son absence, en Chine, est sans doute l’une des raisons majeures de la gravité de la crise sanitaire. À Wuhan, les lanceurs d’alerte ont été balancés en prison pour avoir révélé une réalité qui ne collait pas à l’idéologie. Mais, preuve que Xi Jinping n’est pas Mao, le pragmatisme a fini par reprendre le dessus. À Paris, notre espace public n’a pas mesuré la gravité d’une menace tout à fait inédite. Nous ne savions pas, mais, un peu trop sûrs de nous, nous n’avons pas su savoir que nous ne savions pas. Et, admettons-le, quand bien même notre exécutif aurait été plus alarmiste que nos médias, nous aurions refusé de l’entendre et de le suivre. C’est d’ailleurs une tendance lourde au sein de la démocratie française : le manque de confiance envers les gouvernants. Alors que les phases de crise sont censées profiter à l’exécutif, la défiance à son égard reste élevée en France comparativement à d’autres pays, si l’on en croit les sondages. Comment l’expliquer ? Il me semble que cette défiance n’est pas que critique. Elle est aussi une manière de lutter contre le fatalisme. Confinés à l’intérieur, nous rageons, nous pestons, nous gesticulons sur l’extérieur ! L’espace public et les réseaux sociaux sont un exutoire de l’impuissance civique, particulièrement dans notre beau pays où le goût des idées et de la contestation ne se dément jamais. Pour les Français, les idées sont des actes.

Je serai beaucoup plus sévère sur les deux derniers moments de la méthode démocratique : la décision et la reddition de compte. Car, c’est là, me semble-t-il, que nos régimes sont devenus faibles et fragiles.

La pandémie révèle de manière criante que nos carences en matière médicale (dans un système qui reste, ne l’oublions pas, performant) ne sont pas liées à un manque de moyens financiers (l’Allemagne dépense autant que nous), mais à des défauts d’organisation. Nous avons donc été collectivement incapables d’établir un diagnostic correct (ce qui est un comble) sur notre système de santé, avec des décisions prises au fil de l’eau. Ce déficit politique a laissé la place à la bureaucratie, qui passe plus de temps à justifier son existence qu’à remplir sa mission ! Et ce sujet sanitaire n’en est qu’un parmi d’autres : on pourrait parler de la politique migratoire, scolaire, environnementale, carcérale… Nos institutions et notre espace public sont incapables d’éclairer correctement l’action politique, traversés qu’ils sont par des débats d’une faiblesse insigne : les « plus-de-moyens ! » contre les « yakadégraisser ». Cette fonction diagnostique que certains de nos meilleurs élus, tel le député François Cornut-Gentille, appellent de leur vœu est le grand manque de nos démocraties. De ce point de vue, la Convention sur le climat (avec des citoyens tirés au sort), qui vient de rendre quelques conclusions décevantes, est une mauvaise réponse à une très bonne et urgente question. Le Parlement doit assumer cette tâche diagnostique, au lieu de se contenter d’être le greffier de l’exécutif.

Du côté de la reddition des comptes, la faillite est encore plus grave. Notre démocratie ne sait toujours pas ce que cela veut dire ! Nous ne voyons que trois manières de faire : réélire une majorité (ce qui n’est plus arrivé depuis 1981 !) s’indigner sur Internet ou attaquer l’État en justice. La reddition des comptes électorale, médiatique ou juridique a pris le pas sur la responsabilité politique. Or, là est le cœur de la crise de confiance actuelle. Pour ma part, comme citoyen, je suis prêt à donner pleins pouvoirs au gouvernement en situation d’urgence, mais à une condition : que l’ensemble des décisions fasse l’objet d’un examen scrupuleux après coup pour en mesurer l’efficacité, la proportionnalité, la pertinence, le timing… Je serais d’autant plus enclin à faire confiance à un exécutif qui s’engage, d’ores et déjà, à reconnaître ses erreurs plus tard, non pour être accusé ou condamné, mais afin que l’État en tire les leçons pour l’avenir. Là encore le Parlement me paraît être le lieu naturel de cet examen politique ; ce qui exige, dans l’intérêt même de l’exécutif, que la majorité joue le jeu de la critique sans aucune complaisance à son égard ! Les jalons de cette mise en responsabilité devraient être déjà posés pour garantir au citoyen que le torrent de l’actualité ne rejoindra pas le fleuve de l’oubli. Un meilleur diagnostic et une meilleure évaluation : tels sont les instruments simples, dont la crise actuelle révèle l’absence cruelle. Les renforcer, voire les inventer sera infiniment plus efficace pour la démocratie que tous les gadgets participatifs qui, eux, n’encouragent guère que la démagogie. Ils nous permettront surtout de lutter contre le mal qui ronge notre temps : l’impuissance publique et le sentiment de dépossession. C’est là un virus bien plus dangereux, car il ne vient pas de Chine, mais de nos propres contradictions. 

 

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