La crise que nous traversons révèle et exacerbe de façon spectaculaire les inégalités qui fracturent notre société. Même si nous ne disposons pas de données précises sur l’appartenance sociale des personnes décédées et en réanimation, il semble d’ores et déjà – notamment au vu des lieux d’hospitalisation – que les personnes appartenant aux milieux les plus modestes sont les plus touchées, parce que leur santé est plus fragile (elles sont atteintes de diabète, d’hypertension ou d’obésité) – en raison d’une « carrière » de renoncement aux soins, d’une mauvaise alimentation et d’un environnement pollué.

Mais c’est aussi parce qu’il s’agit de celles et ceux dont les conditions de travail sont les plus dures et qui sont aujourd’hui en première ligne dans la lutte contre le virus. Pendant que beaucoup sont protégés et télétravaillent, continuant à exercer leurs activités presque comme avant, d’autres – aides-soignantes, personnels de nettoyage, auxiliaires de vie, aides à domicile, caissières, agents de sécurité, livreurs… – vont au travail, prennent les transports en commun, côtoient les clients, se pressent dans les entrepôts, dans les rayons ou sur les chantiers, tentant tant bien que mal de se protéger avec des moyens de fortune alors que trop souvent les équipements nécessaires sont inexistants. C’est un fait qui saute aux yeux de tous désormais : ce sont ceux dont les métiers étaient les moins en vue, les moins considérés, souvent regroupés dans la catégorie « emplois non qualifiés » (on en compte 5 millions en France), ceux qui dans l’échelle du prestige social, de la reconnaissance et de la rémunération occupaient les positions les plus modestes qui font aujourd’hui la preuve de leur indéniable utilité sociale.

David Graeber – qui stigmatisait les bullshits jobs, les emplois dénués de sens et d’intérêt, et proposait de prendre la mesure de l’utilité d’un métier en envisageant l’effet sur la société de sa disparition – n’aurait pas rêvé meilleure expérience naturelle pour démontrer le caractère absolument nécessaire de ceux-ci, et le scandale que constitue l’actuelle hiérarchie des salaires. Alors que certaines professions, bénéficiant d’un fort prestige social, accumulent des rémunérations exorbitantes sans rapport aucun avec ce qu’elles apportent à la société, celles dont nous parlons, majoritairement exercées par des femmes, voient leur salaire médian tourner autour de 1 200 euros à temps complet alors même qu’un grand nombre sont exercées à temps partiel (contraint le plus souvent), ce qui diminue d’autant le revenu touché à la fin du mois.

Les chercheuses l’ont montré – on pense aux travaux de Jany-Catrice, de Gadrey et de Pernod Lemattre en 2004 (dans Le Travail non qualifié) ou à ceux de Silvera et de Lemière : si les salaires de ces métiers sont si bas, c’est d’abord parce que ces derniers sont exercés par des femmes dont on considère qu’elles savent naturellement s’occuper des personnes âgées, faire le ménage ou des sourires, et que ces compétences n’ont donc pas – à la différence de celles de nombreux métiers masculins – à être rémunérées. C’est aussi parce que le « marché du travail » a subi une très forte déstructuration ces dernières décennies : développement d’une très grande fragmentation de l’emploi, externalisation de nombreuses fonctions vers des sociétés de sous-traitance ; explosion des contrats courts et faciles à rompre ; recours abusif à l’auto-entrepreneuriat notamment du côté des grandes plateformes qui ont envahi l’espace urbain ; moindre syndicalisation…

Une telle prise de conscience ne pourra pas rester sans effet : non seulement ces métiers devront être revalorisés, leurs conditions de travail améliorées, les grilles salariales profondément révisées, sans que des comités d’experts puissent s’opposer au relèvement du Smic ou sans que les sempiternels arguments soient à nouveau mobilisés : les caisses de l’État sont vides, les entreprises exsangues. C’est la hiérarchie des salaires elle-même qu’il faudra revoir, celle-là même dont le philosophe Élie Halévy expliquait qu’elle n’avait d’autre explication que la constitution aristocratique de la société. On ne pourra pas revaloriser les plus bas salaires sans redistribuer en profondeur le revenu national, en mettant en place soit les dispositifs permettant d’éviter les rémunérations exorbitantes, soit une fiscalité permettant de mettre à contribution les revenus les plus élevés, notamment par le rétablissement d’un impôt sur la fortune conséquent et de nouvelles tranches d’impôt sur le revenu. Les arguments justifiant les très hautes rémunérations par la compétition internationale, la nécessité d’attirer les meilleurs talents et/ou les investissements internationaux ou la théorie du ruissellement ont perdu toute légitimité. La crise actuelle nous a révélé les métiers qui nous étaient absolument nécessaires pour vivre.

On m’objectera peut-être que les métiers dont je parle pourraient bientôt être remplacés par des robots, des drones et des caisses automatiques, que les fonctions vraiment utiles aujourd’hui sont en grande partie invisibles et que la compétition internationale qui fait rage va reprendre dès le virus éradiqué. Gardons-nous-en. La crise que nous vivons n’est rien à côté des manifestations de la crise écologique que certains pays ont commencé à expérimenter et qui seront de pire en pire. Nos réseaux de télécommunication, d’énergie, nos infrastructures, nos capacités productives ne sont aujourd’hui pas atteintes. Nous continuons à nous alimenter, à communiquer, à produire, à travailler, même si c’est de façon très réduite. Les cyclones, les inondations, les incendies, les sécheresses qui vont accompagner la crise écologique avec son cortège de nouveaux virus, de réfugiés climatiques et d’exacerbation des pénuries réduiront drastiquement ces possibilités. Nos sociétés viennent de montrer leur impréparation dans la lutte contre un virus. Qu’en sera-t-il demain ? Ce sont ces échéances que nous devons tout à la fois repousser et anticiper.

Jamais l’idée que « gouverner c’est prévoir » n’a eu autant d’actualité. Nous devons tirer immédiatement les leçons de cette crise, réarmer l’État, retrouver des capacités de planification, organiser la grande bifurcation de nos sociétés et la reconversion radicale de nos économies en consentant des investissements massifs dans la transition écologique, même si ceux-ci doivent creuser plus encore le déficit. Cette reconversion, de plus en plus de citoyens en conviennent, doit passer par une relocalisation d’un certain nombre de productions, mais aussi des biens et des services plus durables, ainsi que par la mise en place de filières de recyclage et de réparation et l’adoption de nouvelles pratiques de consommation. Pour désigner ce processus je parle de « reconversion écologique ». En effet, ce n’est pas seulement d’une transition énergétique, d’une relocalisation, de nouvelles pratiques de sobriété dont nous avons besoin, mais aussi d’un changement profond de nos représentations, de nos cadres cognitifs, de la grammaire avec laquelle nous interprétons le monde, des conventions et des indicateurs avec lesquels nous raisonnons. Nous sommes quelques-uns à prôner depuis longtemps une forme sinon de décroissance au moins de post-croissance (j’ai tenté d’expliquer cela dans La Mystique de la croissance : comment s’en libérer). Il est temps d’en finir avec la prédominance d’une doxa néolibérale appuyée sur une discipline économique qui trop souvent nous a imposé une vision du monde complètement déréalisée, désencastrée des réalités physiques, biologiques, naturelles. Nos disciplines aussi doivent être profondément révolutionnées.

Clé de la sauvegarde de conditions de vie authentiquement humaines sur terre, la reconversion écologique peut comme par surcroît nous permettre de créer de nombreux emplois utiles, non délocalisables, mais aussi de revoir en profondeur l’organisation du travail et des entreprises. C’est un chantier urgent, décisif, enthousiasmant, capable de fédérer les énergies de tous les pays. 

 

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