Chaque été, dans les Pouilles, à la fin du mois d’août, c’est le même ballet : les camions se chargent de cagettes de tomates récoltées dans la plaine de Foggia et roulent vers Naples en une longue file ininterrompue de véhicules. Cet été, la tragédie est venue rappeler à l’Italie ce qu’elle savait déjà mais qu’elle s’était empressée d’oublier : les tomates ont parfois le goût du sang. Les 4 et 6 août 2018, coup sur coup, deux accidents terribles ont coûté la vie à seize travailleurs agricoles, tous étrangers. L’Italie a alors découvert qu’il existait des ombres en Europe, des travailleurs invisibles dont on ne connaît l’existence qu’en apprenant leur mort. À la suite de ces accidents, les langues se sont déliées pour décrire ce qu’on ose à peine appeler des « conditions de travail ». Les hommes – Africains ou ressortissants des pays de l’Est pour la plupart – travaillent entre huit et dix heures par jour, sous un soleil de plomb, pour un salaire journalier moyen d’environ trente euros, duquel il faut déduire le prix du transport pour aller jusqu’aux champs, le prix des repas et celui du matelas sur lequel ils dorment. Soit, à la fin, une somme d’une vingtaine d’euros pour dix heures de travail, c’est-à-dire deux euros de l’heure ! 

D’un coup, la tomate, symbole ensoleillé de l’Italie, devient aussi celui de l’exploitation. La sauce que l’on trouve en bouteille dans les supermarchés, la sauce qui s’étale sur les pizzas ou sert à faire le sugo della pasta, est le fruit d’un travail d’esclaves. 

Tout cela était déjà connu. En 2006, douze ans auparavant, un autre épisode avait défrayé la chronique. Une opération conjointe des polices italienne et polonaise appelée Terre promise avait été lancée pour « libérer » cent treize travailleurs agricoles polonais exploités dans les latifundia italiennes. Détaillant les conditions de détention des travailleurs (fils barbelés, confiscation des pièces d’identité, menaces, etc.), le procureur Pietro Grasso avait lui-même parlé de « trafic d’êtres humains ». Il existe une zone d’ombre où le capitalisme embrasse sur la bouche la criminalité et il ne fait guère de doute que la mafia des Pouilles, la Sacra Corona Unita, et celle de la Campanie, la Camorra, prennent leur part de cet argent acquis avec pour seule boussole l’accroissement des marges – au mépris des vies humaines. 

Ces événements tragiques nous saisissent parce que nous découvrons avec stupéfaction que les objets que nous utilisons au quotidien peuvent avoir été fabriqués dans des conditions de misère. Soit sur le sol européen. Soit à l’autre bout du monde. On pense aux mines de la République démocratique du Congo d’où est extrait le lithium nécessaire aux batteries de nos portables. Ou au Rana Plaza de Dacca, cet immeuble de la capitale du Bangladesh qui abritait de nombreux ateliers de confection et qui s’est effrondré en 2013, engloutissant 1 127 personnes. 

Le paradoxe d’aujourd’hui est que notre monde exploite un autre monde, tout en ignorant parfaitement qu’il le fait. D’où vient cette cécité ? De très loin. Déjà les dames qui s’étourdissaient de chocolat dans les salons du XVIIe siècle n’avaient pas la moindre idée des conditions dans lesquelles les fèves de cacao étaient récoltées en Afrique ou en Amérique du Sud. Mais depuis, le libéralisme s’est perfectionné : il y a eu le fordisme avec la fragmentation des tâches, le règne de la sous-traitance, avec son corollaire, la dissolution de la responsabilité. Et la mondialisation – cet éclatement géographique de la production qui rend de plus en plus compliquée la traçabilité. On a l’impression que plus personne n’est responsable de l’objet dans sa totalité. Que plus personne ne sait ni où ni comment sont fabriqués les objets de notre quotidien. Nous les utilisons mais leur histoire nous est inconnue. 

Quelle est notre part de responsabilité, à nous consommateurs ? Probablement celle de vouloir des prix toujours plus bas. En deçà d’un certain prix, tout objet bon marché l’est soit parce qu’on a rogné sur sa qualité, soit parce qu’on a exploité les mains qui l’ont construit. Nous avons un devoir de vigilance sur ce qui arrive jusqu’à nous et nous devons traquer ceux qui, parmi les objets « propres » de notre quotidien, ont une histoire sale. 

Comme les engloutis du Rana Plaza, les esclaves de la tomate nous posent cette question : quel travail invisible se cache derrière notre confort ? Notre monde – pour être ce qu’il est – se nourrit-il de la sueur d’un autre monde ? Si oui, alors il faut avoir le courage de reconnaître qu’une part de ce que nous nommons « mondialisation » n’est rien d’autre que ce que l’on désignait autrefois du terme d’« exploitation ». Et si nous voulons qu’il en soit autrement, nous devons répondre à ce prodigieux défi : contraindre le système libéral à intégrer un corps étranger dans son système, une composante qu’il n’aime pas parce qu’elle ralentit la production et fait monter les prix, une composante qu’il n’a jamais aimée mais qui nous devient, à nous, absolument nécessaire : l’éthique. 

Illustration Stéphane Trapier

 

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