Quand nous avons demandé à Marie Trellu-Kane de nous confier sa vision de l’égalité, il y a d’abord eu une hésitation. La quadragénaire assure qu’elle aurait été plus à l’aise sur la diversité ou la fraternité, valeurs phares et fondatrices d’Unis-Cité, l’association qui a importé le service civique en France. Mais la pudeur s’envole vite et les mots s’enchaînent, fluides, tantôt graves tantôt rieurs : son combat, le service civique, est aussi une question d’égalité des droits.

Revenons dans les années 1990, quand celle qui est alors étudiante à l’Essec, grande école de commerce, cherche un moyen de se rendre utile. À l’époque, des chercheurs se penchent sur la question de l’engagement chez les jeunes et le couperet tombe : ce sont les étudiants diplômés et les enfants issus de milieux favorisés qui sont concernés. « Sans doute est-ce en partie parce que les jeunes de milieux défavorisés s’engagent différemment, tempère Marie Trellu-Kane, ils ne rentrent pas toujours dans les statistiques. Mais c’est aussi et surtout que l’engagement basé sur le bénévolat est très socialement discriminé. » 

Au même moment outre-Atlantique, le président de l’époque Bill Clinton lance l’AmeriCorps, un programme qui mobilise chaque année quelque 75 000 Américains pour combattre la pauvreté ou agir en faveur de l’environnement. Marie Trellu-Kane découvre ce dispositif grâce à une étudiante américaine et décide, avec une autre amie, d’importer le concept en France. C’est chose faite en 1995. Quinze ans plus tard, le gouvernement reprend l’idée pour créer le service civique volontaire : un dispositif qui donne chaque année à 140 000 jeunes de 16 à 25 ans la possibilité de s’engager à plein temps pendant une durée moyenne de huit mois, le tout indemnisé à hauteur de 580 euros par mois. Une partie de la somme est prise en charge par l’État, le reste par l’association d’accueil.

Le système ne fait pas l’unanimité. Est-ce vraiment de l’engagement s’il y a de l’argent en échange ? « Soyons honnêtes, certains jeunes ne seraient pas venus s’il n’y avait pas cette indemnité, lance la militante. Mais qu’importe ! Quand ils rendent visite à des personnes âgées isolées ou quand ils participent à des opérations de protection de la nature ou de ramassage de déchets, ils oublient vite la question de l’indemnité. Ils découvrent l’engagement pendant leur service civique. » Donner une indemnité à ces jeunes, c’est aussi aplanir un tant soit peu les inégalités sociales. Couplée avec les allocations logement, la somme permet aux jeunes de vivre en autonomie. « De survivre, corrige Marie Trellu-Kane, ce sont de petites sommes et cela peut être très compliqué, notamment à Paris. Mais le service civique a tout de même permis de démocratiser l’engagement. C’est une révolution ! »

À ce propos, la militante se remémore un échange entre des jeunes d’Unis-Cité et Édouard Philippe lors d’une séance du « grand débat » qui a suivi le mouvement des Gilets jaunes. Le Premier ministre se pâmait devant les années sabbatiques qui permettent aux jeunes de prendre le temps de réfléchir à leur avenir, de bien peser leurs choix d’études. « C’est une expérience fondamentale pour ne pas se planter dans ses choix, abonde Marie Trellu-Kane, d’autant plus qu’en France on se réoriente encore peu. Mais tout le monde n’a pas les moyens de prendre une année sabbatique ! » 

La quadragénaire s’anime. Car là réside une inégalité fondamentale entre les jeunes des différents milieux : certains ont le luxe de pouvoir prendre le temps de mûrir leur projet tandis que les autres se doivent de gagner au plus vite de quoi vivre. L’argent ne garantit pas d’avoir les idées claires sur son avenir, mais en manquer n’aide pas à définir un projet dans lequel on se retrouve. Marie Trellu-Kane renchérit : « Beaucoup de jeunes qui se portent volontaires sont paumés, ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Quand on ne sait pas ce qu’on cherche, on ne risque pas de le trouver. Pour tous ces jeunes, le service civique est idéal : cela leur permet de prendre le temps. » 

Unis-Cité est aussi très vigilante quant au recrutement des volontaires et a bien conscience des biais qui peuvent être à l’œuvre. Pour favoriser la mixité, l’association se fixe comme objectif d’avoir autant de personnes sorties du système scolaire avant le bac que d’étudiants en études supérieures. « Je répète à mes équipes que la motivation s’exprime différemment selon le milieu social, ajoute Marie Trellu-Kane. Ce n’est pas parce qu’un jeune n’arrive pas à dire qu’il est motivé qu’il ne l’est pas. »

Pour la militante, le service civique est aussi un antidote contre les préjugés. En premier lieu contre ceux de l’élite. « Prenons le grand sujet du moment, la question du racisme. Si tous ces jeunes de grandes écoles qui vont recruter plus tard faisaient un service civique dans un quartier populaire, je suis sûr qu’ils recruteraient différemment demain. » Le mantra est donc clair : chaque jeune devrait pouvoir avoir le droit à un service civique. Une nécessité d’autant plus forte que le marché du travail s’annonce bouché pour les jeunes diplômés dans une économie amoindrie par le coronavirus. 

 

Conversation avec MARTIN DELACOUX

 

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