Dans notre peuple Krenak, l’égalité préexiste à l’existence des personnes. Avant la naissance de l’enfant, la mère demande aux autres êtres vivants d’accepter cette vie qui arrive, de l’inviter dans le monde. Selon les affinités de sa famille, elle fera des prières et des offrandes au feu, aux oiseaux, à la forêt… L’enfant va donc arriver non pas comme un éclair qui tombe du ciel, mais de façon horizontale, à égalité avec les autres êtres vivants. Il fait déjà partie de cette vaste humanité plurielle qui inclut les poissons, le vent ou la rivière.

Puisque l’existence des autres êtres est égale à la mienne, la notion de propriété n’est pas concevable. Il serait immoral de vouloir posséder des êtres vivants, alors que ce sont eux qui m’ont invité dans le monde. Imaginer que quelqu’un puisse posséder la nourriture, par exemple, représente une aberration : c’est la Terre qui possède la nourriture et nous en fait don ! L’idée de privilège est également inconcevable : s’il n’y a pas d’eau ou de nourriture pour tout le monde, comment pourrait-il y en avoir pour moi ?

Chez nous, l’affirmation d’un être singulier n’existe pas. Le mot « personne » ne s’exprime qu’au pluriel, nous sommes un être collectif. L’enfant, par exemple, n’a pas de maison spécifique. Il a une mère et un père, bien sûr, qui lui donnent une identité. Mais il est aussi l’enfant de chacun : il peut boire, manger ou dormir dans n’importe quelle maison.

La première fois que je suis allé en ville avec mon père, je devais avoir 9 ans, j’ai vu des enfants affamés dans les rues. Quand il m’est venu à l’esprit qu’ils étaient abandonnés, j’ai été sidéré. Comment une société peut-elle générer, en son sein, cette folie qui consiste à abandonner des personnes ? J’ai compris aussi, peu à peu, que le monde, au-dehors, chantait les louanges de ceux qui deviennent chefs ou millionnaires, alors qu’à nos yeux ces personnes sont malades ! L’enfant abandonné et le millionnaire sont deux faces d’une même pièce.

Quand j’ai compris tout ça, je suis entré en crise face à ces humains. Si tous les peuples, sur tous les continents, reproduisent ces injustices, alors notre existence est inutile. Pour moi, si cette humanité-là disparaît demain, elle ne manquera pas.

Mais le peuple Krenak ne vit pas une utopie, nos communautés sont vulnérables. Maintenir notre conception de l’égalité, c’est comme protéger un arbre dans une forêt qui prend feu de toutes parts. Certaines divisions de l’extérieur se sont installées dans nos familles, par exemple dans la relation de genre. On pense que, par le passé, notre société Krenak était matriarcale. Mais lorsque les femmes ont commencé à entrer en relation avec le monde extérieur, on leur a renvoyé l’idée qu’elles ne pouvaient pas diriger. Elles ont donc fait appel aux hommes de la tribu pour jouer ce rôle, fictif. Et ils ont profité de la situation.

Ce genre d’influences gagne peu à peu. Mais nous croyons profondément que nous sommes invités et acceptés dans la vaste humanité des êtres vivants. Il faut donc se comporter de façon décente. Pas besoin d’être champion de quoi que ce soit, car être champion ne fait aucune différence. Rien ne sert non plus d’avoir beaucoup d’argent, car l’argent n’a pas de valeur. Nous n’avons pas de mots pour les beaux principes comme « égalité » ou « fraternité ». Ils sont inclus dans le fait même de vivre. 

Conversation avec HÉLÈNE SEINGIER

 

 

 

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