C’était un lieu commun de la xénophobie ordinaire. Au XVIIIe siècle, on considérait que le rendu des pigmentations marron pour peindre la peau déplaisait nécessairement à l’œil. Voilà qui serait « rebelle à la peinture », disait l’Académie. Certes, il y avait eu de nombreux noirs dans l’histoire de l’art mais par effraction et exception. La convention était blanche, à la fois pour des raisons de domination sociale et pour d’aberrants motifs esthétiques. Il y avait donc, entre les races, une double inégalité devant la peinture.

Quand Marie-Guillemine Benoist signe cet extraordinaire tableau en 1800, les choses ont cependant un peu changé – et un peu seulement. La Révolution est passée par là et, le 16 pluviôse an II, l’esclavage est aboli (de manière provisoire, malheureusement, car Napoléon le rétablit moins de dix ans plus tard). Par ailleurs, le jeune et très remarqué Anne-Louis Girodet a exposé, en 1797 et 1798, le portrait d’un député originaire de l’île de Gorée, à l’ouest de l’Afrique, avec un vif succès à la clé. Il n’empêche… Il est inédit qu’une femme réalise l’effigie d’une autre femme de couleur noire, et vienne ensuite l’exposer au Salon officiel du Louvre, soit l’événement cardinal en matière d’art.

Ce tableau appartient au genre du portrait. Le modèle, avec son regard frontal, son grand turban et ses drapés de mousseline blanche, sa boucle d’oreille et son sein dénudé, nous est désormais partiellement connu grâce aux enquêtes de conservateurs et d’universitaires. Il s’agit de « Madeleine » ; elle venait des Antilles et travaillait comme domestique dans la belle-famille de l’artiste. Marie-Guillemine Benoist l’a représentée assise, se découpant sur un fond neutre dans un style néoclassique, très en vogue à l’époque, et qui se caractérise par un traitement sévère, dépouillé et rationalisé des sujets. Il en découle une impression sculpturale, presque froide, mais extrêmement digne et, surtout, une étanchéité à toute forme d’exotisme. Désanonymiser ce visage n’est pas un fait anodin. Jusqu’alors, on avait parlé de cette œuvre de manière générique comme du portrait d’une « négresse » puis d’une « femme noire ». Le titre a donc évolué, ce qui est une pratique légitime et usuelle à travers les siècles, à condition d’être prudent, de ne pas gommer les anciennes appellations ni chercher à refaire l’histoire.

Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, quelques rares artistes de genre féminin ont imposé leur signature : par exemple, en Angleterre, Angelica Kauffmann et Mary Moser ; en France, Marguerite Gérard et surtout Élisabeth Vigée-Lebrun. Marie-Guillemine Benoist est passée par l’atelier du plus puissant peintre de l’époque, Jacques-Louis David, et c’est comme élève de celui-ci qu’elle expose Le Portrait de Madeleine en 1800. Malgré un contexte légèrement plus favorable aux femmes, il faut mesurer le poids des préjugés inégalitaires de l’époque. Depuis la Renaissance, l’Église dénonce la présence des deux sexes au sein d’un même atelier : dès lors qu’il y a des apprentis ou de modèles masculins, il était impossible pour une femme de se former, malgré quelques cas particuliers (au sein d’une même famille, par exemple). De surcroît, les stéréotypes assignaient les femmes à la délicatesse, les destinaient à des travaux propres et sans danger, peu compatibles avec les chimies toxiques de la peinture et encore moins avec les techniques de la sculpture. Enfin, si elles s’imposaient par leur talent et leur travail, les sujets les plus valorisés – comme les scènes militaires – leur demeuraient néanmoins interdits, ce qui les astreignait à l’anecdotisme et, quasiment toujours, à une pratique amateure.

C’est dans le cadre de cet héritage séculaire que Marie-Guillemine Benoist est parvenue à faire carrière. Mais, quand on voit son Portrait de Madeleine, on comprend bien que cette dernière n’a pas été à la hauteur de ce que la peintre pouvait espérer et qu’elle a pâti de sa condition. À cet égard, l’histoire de son mariage est édifiante : elle épouse Benoist d’Angers, fils du dernier ministre des Finances de Louis XVI. Benoist d’Angers doit s’exiler en 1793 parce qu’il est mêlé à une sombre affaire commerciale. Marie-Guillemine Benoist, intimidée par les agents de la Terreur qui font pression pour qu’elle le livre, fait face avec courage et multiplie les tableautins moralisants pour nourrir la famille. Vingt ans plus tard, quand, au moment de la Restauration, Benoist d’Angers revient au premier plan politique comme conseiller d’État, il lui demande de cesser de peindre pour que sa carrière à elle ne nuise pas à la sienne ! Et Marie-Guillemine s’y résigne, mortifiée. Voilà pourquoi on ne trouvera donc aux cimaises des grands musées qu’une seule et unique toile signée d’elle qui ait l’aura d’un chef-d’œuvre.

On ferait fausse route en imaginant que Le Portrait de Madeleine ait été mal considéré en son temps pour des motifs racistes ou misogynes. Bien que ces des deux maux fussent horriblement plus violents à l’époque qu’ils ne le sont aujourd’hui (et en sachant qu’ils le sont encore), le tableau est admiré, salué, défendu. Il intègre assez rapidement les collections du musée du Louvre, dès 1818. En revanche, il a n’a acquis un statut d’icône mondiale – jusqu’à figurer dans le clip « Apeshit » de Jay-Z et Beyonce – que récemment, au nom de sa double conquête d’égalité : de genre et de race.

Reste que les débats promettent d’être encore vifs : dans un contexte qui se tend sévèrement sur les questions identitaires et postcoloniales, les plus extrêmes pourront sans doute déplorer que ce soit une femme blanche qui peigne ici une femme noire et, pourquoi pas, noter la violence symbolique qu’elle lui inflige en la parant de tissus bleu, blanc, rouge – couleurs caractéristiques de la République… De même, une approche féministe radicale dénoncera volontiers ce sein dénudé offert au public, qui fut figuré ainsi pour satisfaire jadis ce qu’on dénonce aujourd’hui expressément comme le male gaze (le regard masculin hétérosexuel).

Enfin, sur le plan de l’histoire de l’art, on doit aussi préciser que ce portrait s’inscrit dans une longue quête égalitariste. Entendons par là que l’approche académique voulait qu’il y ait une hiérarchie entre les sujets que l’on traitait et les genres dans lesquels ils s’inscrivaient : en somme, on considérait que figurer un mythe valait mieux que de faire un paysage, lequel valait mieux qu’une scène dans les champs, qui valait mieux qu’une nature morte, et ainsi de suite… Les XIXe et XXe siècles seront traversés par l’ambition de casser ces différences a priori afin que tout puisse être légitimement objet de représentation, sans préjugé de valeur. Un demi-siècle après Marie-Guillemine Benoist, Gustave Courbet donnera ainsi une place monumentale aux indigents, aux ivrognes, aux paysans, aux fous et même aux bêtes. On l’accusera alors de « proclame[r] l’égalité de tous les corps visibles ». 

 

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