Il est près de 21 heures, un soir de fin d’hiver dans le nord de Paris. Niché au fond d’une cour pavée, coupé de l’agitation sonore des bars voisins, un vaste bureau de plain-pied est éclairé derrière de grandes baies vitrées. Dans ce cocon aux murs tapissés de messages bienveillants se retrouvent, chaque nuit, les étudiants bénévoles de Nightline. Fondée en 2016 par un jeune Écossais surpris qu’une telle initiative n’existe pas en France, cette association offre aux étudiants en détresse psychique une ligne d’écoute anonyme et gratuite, de 21 heures à 2 h 30 du matin.

« La nuit, c’est le moment où ça turbine. On va se coucher, on se met à penser et on a besoin d’évacuer », dit Nasrine Chafa, 21 ans, étudiante en sciences et technologies, et porte-parole de Nightline. C’est aussi le moment où les professionnels de santé ne sont plus accessibles, que ce soit à leur cabinet ou par téléphone. « Notre rôle n’est évidemment pas de remplacer les médecins, précise l’étudiante, mais plutôt de compléter la palette d’outils disponibles et de combler les vides. » Car, au-delà du droit à la déconnexion légitime des professionnels de santé, nombre d’étudiants peinent encore à décrocher un simple rendez-vous chez un psychologue ou un psychiatre. Malgré le doublement du nombre de psychologues universitaires en France entre 2020 et 2023, passé, selon une étude menée par l’association, d’un professionnel pour 30 000 étudiants à un pour 15 000, l’offre reste dix fois inférieure aux recommandations internationales. Un étudiant doit encore attendre plusieurs mois avant de pouvoir être vu. Nightline joue ici un rôle précieux : pendant cette longue attente, elle offre aux étudiants la possibilité de parler en toute confiance, ce qui permet d’éviter que leur état ne s’aggrave.

La mission des bénévoles tient en un mot : écouter. « Contrairement aux idées reçues, la santé mentale reste taboue chez les étudiants, et parler de sa dépression dans les couloirs de la fac n’est pas évident pour tout le monde », explique un bénévole qui, ce soir-là, effectue son baptême du feu. « Peu de gens savent pratiquer l’écoute active, complète Nasrine. Lorsque quelqu’un se confie à un ami, souvent, ce dernier veut s’impliquer tout de suite, ou bien rebondir en comparant ce qui lui est dit avec sa propre histoire. Or, quand on va mal, on a souvent besoin d’être simplement écouté avec attention. Et ça, ça s’apprend. »

 

Constater la détresse

Chaque soir, entre vingt et cent appels sont pris en charge par les bénévoles de Nightline dans les différents centres répartis à travers le territoire. Une conversation dure en moyenne une heure. Le plus souvent, elle a pour objet le stress et l’anxiété liés aux études, les problèmes familiaux ou le sentiment de solitude. La pandémie de Covid-19 et ses désagréments s’éloignent progressivement mais « la détresse des jeunes s’accroît », constate Nasrine. Depuis l’an dernier, la proportion d’appelants suicidaires a bondi, passant de 11 % à 20 % de la totalité des appels.

L’exemple de Nightline est emblématique de la crise psychique qui touche aujourd’hui la jeunesse française, voire internationale. Qu’il s’agisse des études universitaires, de l’adolescence, de l’enfance, et potentiellement des toutes premières années de vie, comme nous le verrons plus loin, les premières grandes étapes de l’existence sont aujourd’hui marquées par davantage de difficultés psychiques que dans le passé.

Les causes sont à chercher du côté de la pandémie et des mesures qui en ont découlé

L’ensemble des données collectées par les différentes études ponctuelles, mais aussi par les outils de surveillance à long terme de la population adulte depuis vingt ans confirme cette tendance. Selon i-Share, une grande enquête menée auprès de 20 000 étudiants, plus d’un tiers d’entre eux présentent des symptômes de détresse psychologique et 28 % se déclarent tristes, déprimés ou désemparés plus de la moitié du temps, voire tous les jours, contre 15 % dans le reste de la population. Ils sont 22 % à avoir eu des pensées suicidaires sur les douze derniers mois et 6 % des étudiants ont déjà tenté de se suicider.

Selon Santé publique France, les cas de dépression auraient augmenté dans l’ensemble de la population adulte depuis 2017, mais de manière beaucoup plus marquée chez les 18-24 ans, avec une hausse de 80 %. Ces résultats sont d’autant plus frappants que la prévalence observée dans cette tranche d’âge dans les précédentes éditions du Baromètre de Santé publique France était comparable à celle du reste de la population. Les jeunes de cette tranche d’âge seraient 21 % à avoir présenté, au cours de l’année écoulée, les symptômes d’un épisode dépressif caractérisé.

Pour Enguerrand du Roscoät, coauteur de l’étude, une telle explosion des chiffres ne peut s’expliquer uniquement par la libération progressive de la parole autour des questions de santé mentale. Les causes sont à chercher du côté de la pandémie et des mesures qui en ont découlé. « Les étudiants ont été particulièrement vulnérables durant cette période », rappelle le chercheur. Il distingue plusieurs raisons principales : la précarité économique due à la disparition des petits boulots, l’incertitude face aux études, à l’avenir universitaire, et le fort isolement social qui en a découlé. « Tous ces moments de vie, de socialisation par les pairs, font partie de la construction des jeunes individus, dit-il. Avec le Covid, il y a eu des occasions perdues qui ne se rattraperont pas. Or, quand on est jeune, ces expériences sont des facteurs de protection de la santé mentale. » Malgré la reprise de la vie sociale, le sentiment de solitude reste relativement élevé chez les jeunes. En 2022, 23 % des appels chez Nightline étaient liés à cette problématique.

Comment l’expliquer ? Livia Tomova, une chercheuse en neurosciences à l’université de Cambridge qui s’intéresse à la manière dont le stress, la solitude et l’isolement social affectent le cerveau, a une hypothèse : l’élagage synaptique. Lorsqu’il naît, un bébé développe dans son cerveau une quantité gigantesque de synapses, ces zones de contact entre deux neurones qui assurent la transmission des informations. À l’adolescence, les synapses qui ne sont pas sollicitées sont progressivement éliminées pour permettre aux synapses utiles de se renforcer. Ce processus de neuroplasticité est essentiel car il permet au cerveau de fonctionner de manière beaucoup plus efficace. Or les confinements associés au Covid auraient entravé ce processus pour toute une génération de jeunes dont les plus âgés sont désormais étudiants. « Les études ont montré que si un animal adolescent est isolé, l’élagage a lieu de manière très réduite au niveau du cortex préfrontal », explique Livia Tomova.

Plus notable encore, l’élagage n’aurait pas lieu lorsqu’un individu est isolé de ses pairs. En d’autres termes, lorsqu’un adolescent est confiné chez lui avec sa famille uniquement, même si les membres ont des interactions de qualité, son cerveau ne se développe pas aussi bien que s’il pouvait voir ses amis. « Trop souvent encore, le fait qu’un adolescent passe du temps avec ses camarades est considéré comme une distraction, souligne Livia Tomova. C’est un besoin du cerveau qu’il faudrait davantage prendre en compte, de la même manière que nous donnons de l’importance à l’éducation, car c’est à l’adolescence que nous construisons nos compétences sociales. » La chercheuse voit ainsi d’un très bon œil une initiative comme Nightline. « La recherche a montré que l’influence d’un jeune sur un autre était plus forte que celle d’un adulte. »

« Nos études post-Covid indiquent que 40 % des adolescents souffrent aujourd’hui d’une dépression. C’est du jamais-vu, même en temps de guerre » Boris Cyrulnik

L’impossible élagage synaptique chez les jeunes pendant les périodes de confinement pourrait-il expliquer que leur santé mentale continue de se détériorer plusieurs années après ces épisodes ? Pour le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, c’est une certitude. « Si l’on rate cette période sensible, on installe un trouble durable, dit-il. Le confinement a été une immense agression contre les adolescents. » En France, où l’isolement social a constitué l’un des principaux outils de la lutte contre le Covid, les chiffres sont catastrophiques à ses yeux. « Dans un pays en paix où tout va bien, on compte environ 12 % d’adolescents en grande difficulté psychique, dit-il. Nos études post-Covid indiquent que 40 % des adolescents souffrent aujourd’hui d’une dépression. C’est du jamais-vu, même en temps de guerre. »

 

Les enfants, victimes invisibles

Les adolescents ne sont pas les seuls à subir plus intensément le contrecoup de la pandémie. Les enfants aussi inquiètent les experts. La surveillance réalisée par Santé publique France auprès des services d’urgences hospitalières pendant la crise sanitaire a confirmé un plus grand nombre d’admissions d’enfants pour des troubles psychologiques. Les données cumulées de la Caisse nationale de l’assurance maladie et de l’Agence nationale de sécurité du médicament ont permis de constater qu’entre 2014 et 2021, le taux de consommation chez les moins de 20 ans a augmenté d’environ 49 % pour les antipsychotiques, de 63 % pour les antidépresseurs, de 78 % pour les psychostimulants et de 155 % pour les hypnotiques et les sédatifs. Cette surmédication, bien souvent non adaptée à l’enfant, concerne des dizaines de milliers de jeunes, selon le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge.

Comme l’adolescence, la petite enfance constitue une période sensible de la vie d’un point de vue neuroscientifique. « Les mille premiers jours du bébé, qui s’étendent de sa vie in utero à ses 3 ans, constituent la première niche sensorielle : le ventre, les bras, puis la parole de la mère », explique le neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Lorsqu’une mère est stressée – par exemple, par une pandémie et ses conséquences, ou bien par des violences conjugales –, elle sécrète des substances de stress qui viennent imprégner le liquide amniotique que le fœtus déglutit. Ces substances sont toxiques pour le cerveau du bébé en développement et font que ce dernier arrive au monde avec des altérations cognitives. Une fois né, le stress ou le malheur de la mère continue d’influencer la santé mentale de son bébé, la mère ne parvenant pas à être suffisamment sécurisante. « Par ailleurs, mère et bébé ont besoin d’être séparés régulièrement sur de courtes périodes, explique Boris Cyrulnik. Si la mère n’est jamais là, le cerveau du bébé s’éteint, mais si elle est constamment présente, il ne fonctionne pas mieux. Le bébé a besoin de ces séparations courtes et régulières pour pouvoir ressentir un petit stress, activateur d’attachement. C’est le propre du monde vivant. Il a besoin d’alternance, du jour et de la nuit, du flux et du reflux. »

Le neuropsychiatre précise que ces conséquences potentiellement dramatiques sur le cerveau de l’enfant sont néanmoins réversibles : c’est le principe de la résilience. « Dès que la mère éprouve un sentiment de sécurité, elle devient sécurisante pour le bébé qu’elle porte dans son ventre ou dans ses bras. Les électro-encéphalogrammes montrent que la résilience neuronale du petit se déclenche alors en seulement une nuit ou deux. La plasticité cérébrale du bébé est faramineuse. » Encore faut-il réussir à réorganiser les niches sensorielles des enfants, précise-t-il. Cela consiste principalement à « multiplier les interactions sociales, dialoguer, bâtir un environnement sécurisant avec des parents dynamiques, qui ne craignent pas l’avenir ». Alors seulement, les enfants peuvent sécréter à nouveau les hormones de croissance dont ils ont besoin et les adolescents faire leur élagage synaptique, qui prendra « entre cinq et six ans, au lieu de trois ».

Jusqu’à la pandémie de Covid, il n’existait aucun système de surveillance à long terme de la santé mentale des 3-11 ans. Lancée en mai 2022 par Santé publique France, une étude baptisée Enabee ouvre la voie. Les données récoltées, encore en cours de traitement, devraient être rendues publiques le 20 juin prochain. Une étude pérenne pour la tranche des 0-2 ans devrait également être mise en place en 2024. « C’est une victoire pour nous d’avoir enfin réussi à mettre en place cette étude », expliquent ses deux coautrices, Nolwenn Regnault et Stéphanie Monnier-Besnard. La santé mentale des enfants reste un sujet sensible en France et fait l’objet de nombreux débats et projections. « On espère que nos résultats vont permettre la mise en place de vraies mesures de prévention, dit Nolwenn Regnault. Les adultes parlent parfois pour les enfants et notre objectif à nous était de leur donner au maximum la parole. » Avec Enabee, les enfants à partir du CP ont pu s’exprimer directement en répondant eux-mêmes aux questionnaires.

 

Au-delà du Covid

S’il ne fait aucun doute que le Covid a accentué la détresse des plus jeunes, cette dernière ne date néanmoins pas d’hier. « On sait que dans certains pays, la niche sensorielle était déjà altérée avant le virus, explique Boris Cyrulnik. Aux États-Unis, le rythme de vie effréné qui angoisse les pères et les mères abîmait déjà cette niche. Globalement, les bébés américains sursautent davantage au moindre bruit, crient souvent et sont difficiles à consoler parce qu’ils sont surstimulés. Tout va trop vite, ils sont privés de rythme. Au contraire, dans la culture nord-européenne, où il est bien vu de ralentir lorsqu’un enfant naît au monde, j’ai été épaté de ne jamais entendre crier dans les crèches, dans les écoles, dans les lycées. On se parle à voix basse en souriant parce que la niche sensorielle est paisible et rythmée. Mais je crains que cela ne soit en train de changer. »

La journaliste américaine Michaeleen Doucleff, autrice de Chasseur, cueilleur, parent (Leduc, 2021), a essayé de comprendre pourquoi, aux États-Unis, avant même la pandémie ou l’arrivée des smartphones, un enfant sur trois présentait des symptômes assimilables à la dépression. En s’intéressant à la manière dont les différents environnements et modes d’éducation influencent la santé mentale des enfants, elle a découvert que, s’il existe un facteur de bonne santé mentale chez les enfants dont nous soyons sûrs, c’est l’autonomie. « Les experts sont formels, dit-elle. Chez un enfant, le manque d’autonomie, l’impression de manquer de contrôle sur sa propre vie, de ne jamais pouvoir faire de choix, génère un risque accru de dépression et d’anxiété. »

« Il s’agit avant tout de cesser de dire constamment aux enfants ce qu’ils doivent faire »

Accompagnée de sa fille de trois ans, la reporter est partie à la rencontre de trois peuples autochtones différents, tous connus pour accorder une très grande autonomie aux enfants dès leur plus jeune âge : les Inuits du cercle arctique, les Mayas du Mexique et les Hadza de Tanzanie. La journaliste scientifique, dont le travail se nourrit par ailleurs de nombreuses études, a alors constaté que « nous, parents occidentaux, comprenons très mal ce concept d’autonomie. Il ne s’agit en aucun cas de laisser l’enfant faire tout ce qu’il désire, sans supervision. Il s’agit avant tout de cesser de dire constamment aux enfants ce qu’ils doivent faire ».

En laissant tourner accidentellement son enregistreur chez elle pendant deux heures, la jeune mère a réalisé à quel point elle ne laissait jamais sa fille en paix. « Je lui donnais plusieurs indications par minute et plus d’une centaine par heure, que ce soient des remontrances ou des encouragements », confie-t-elle. Plus tard, elle a observé comment se comportaient les Hadza avec leurs propres enfants. « Les parents disent aux enfants quoi faire environ deux fois par heure et 75 % de leurs instructions ont pour objectif de leur apprendre l’entraide », rapporte-t-elle.

Or, l’entraide, le sens du collectif, la sensation d’appartenir à un groupe est un autre élément clé de la bonne santé mentale des enfants. « Homo sapiens est une créature profondément collaborative, rappelle Michaeleen Doucleff. C’est ce qui lui a permis de survivre en grande partie. Or, notre manière d’éduquer les enfants depuis une cinquantaine d’années les prive d’un sentiment d’appartenance au groupe, et les empêche donc de donner du sens à leur existence. » Selon certains spécialistes de l’éducation, la place centrale accordée au jeu dans la vie des enfants occidentaux, parce qu’elle existe au détriment des tâches de la vie quotidienne, fragilise la santé mentale des tout-petits. « Les enfants sont naturellement enclins à aider et ont besoin de sentir qu’ils contribuent parfois, eux aussi, aux tâches, poursuit Michaeleen, mais nous les séparons constamment de la communauté en leur donnant le jeu pour seule activité. » La tâche en question n’a pas besoin d’être compliquée, précise Michaeleen : faire une vinaigrette pour la salade, touiller la soupe ou passer quelques coups de balai. « Les plus petites choses sont énormes pour eux, mentalement. »

 

Réparer la pédopsychiatrie

Bruno Falissard, pédopsychiatre qui signe un article dans l’ouvrage collectif Pour une nouvelle psychiatrie (Odile Jacob, 2023), tient à remettre les choses en perspective. « Cessons de nous flageller constamment, dit-il. On éduque globalement les enfants beaucoup mieux qu’avant, si on fait abstraction de tout ce qui est relatif à la pression scolaire, à l’injonction à la performance. Là, ça débloque complètement. » Rien de vraiment étonnant pour le psychiatre, qui critique le fond « néolibéral » de la définition que donne l’OMS de la santé mentale sur son site Internet : « Un état de bien-être mental qui nous permet d’affronter les sources de stress de la vie, de réaliser notre potentiel, de bien apprendre et de bien travailler, et de contribuer à la vie de la communauté ».

« Il est beaucoup plus sexy pour un politique de dire qu’il va mettre de l’argent dans la santé mentale que dans la psychiatrie » Bruno Falissard

Mais autre chose inquiète davantage Bruno Falissard : le désintérêt croissant dont sa discipline fait l’objet dans les hautes sphères, qui préfèrent se laisser fasciner par les neurosciences. « Notre ministère de la Santé est convaincu que l’avenir de la psychiatrie se situe dans la neurologie, or lorsqu’ils arrivent à l’hôpital, les adolescents suicidaires ne sont pas vus par des neurologues mais bien par des psychiatres. » L’une des conséquences de ce désamour, selon ce pédopsychiatre en intérim à la Fondation Vallée, à Gentilly, est une insuffisance de financements pour sa discipline. « Il est beaucoup plus sexy pour un politique de dire qu’il va mettre de l’argent dans la santé mentale que dans la psychiatrie, or mon métier n’a rien à voir avec la capacité d’un adolescent à accomplir un travail productif, insiste-t-il. La psychiatrie est là pour soigner des pathologies. »

« Plus d’argent, oui, mais pour faire quoi ? s’interroge le psychiatre Nicolas Franck. Le gros problème en France, c’est que les gens ne parviennent pas à accéder aux soins. Il faut créer des dispositifs sur tout le territoire et rendre l’offre de soins lisible. » C’est ce qu’il a fait à Lyon en fondant, en 2020, le premier centre d’accueil, d’évaluation et d’orientation en santé mentale (CAdEO). Chaque patient a la garantie d’être vu par un psychiatre dans les quelques jours suivant sa prise de rendez-vous. Le médecin effectue alors une première évaluation et redirige le patient vers un professionnel adapté à son cas et dont il est sûr qu’il pourra le recevoir. En attendant, le patient repart avec des outils pour éviter que son état ne se dégrade. « Une surveillance précoce et des mesures préventives permettent d’éviter le point de bascule vers la pathologie », dit le psychiatre. Et donc, un engorgement des services psychiatriques.

Favoriser une intervention précoce, c’est aussi l’objectif de Premiers secours en santé mentale, une association dont Nicolas Franck préside le comité scientifique. Inspirée du Mental First Aid, un programme australien lancé en 2001 et désormais actif dans différents pays du monde, elle vise à former des citoyens à la détection des premiers signes de détresse. Ce programme est particulièrement utile pour les jeunes, les prémices d’une pathologie mentale se manifestant souvent durant cette période de la vie. Comme chez Nightline, « l’objectif n’est pas de diagnostiquer, mais d’aider à désamorcer une crise de panique, d’encourager quelqu’un à consulter et de lui proposer des ressources comme un réseau associatif ou un livre d’auto-aide, en attendant qu’il ne décroche un rendez-vous », explique Pierre Giroud, l’un des 800 formateurs français. Plus de 50 000 Français sont aujourd’hui formés au secourisme en santé mentale, et l’association vise les 750 000 citoyens d’ici à 2030. À l’échelle de la planète, 5 millions de personnes ont déjà suivi cette formation. « La France a trente ans de retard, regrette Nicolas Franck, mais il n’est pas trop tard pour réagir. »

Les symptômes des enfants et des adolescents sont-ils uniquement les leurs ou sont-ils avant tout les symptômes d’une société qui ne leur laisse pas réellement de place ?

François Ansermet, pédopsychiatre suisse, garde lui aussi espoir. « La crise que nous vivons est à prendre selon le double sens étymologique du mot en chinois, à savoir “danger” et “opportunité” », dit-il, voyant ici la possibilité pour la psychiatrie de retrouver ses lettres de noblesse, à condition d’écouter l’enfant. « On doit le considérer en lien avec la société, avec le monde tel qu’il devient », dit-il. Il s’agit de s’interroger : les symptômes des enfants et des adolescents sont-ils uniquement les leurs ou sont-ils avant tout les symptômes d’une société qui ne leur laisse pas réellement de place ? Il encourage également à remettre au cœur de la psychiatrie ce qui faisait sa force, à savoir l’approche clinique et son intérêt pour l’individualité de chaque patient, ce qui fait son caractère unique et irremplaçable. « Comme disait Freud, toute psychologie individuelle est à la fois une psychologie collective », rappelle François Ansermet.

C’est dans cette perspective que cet ancien membre du Comité consultatif national d’éthique s’apprête à fonder la Maison de l’enfance et de l’adolescence à Genève, qui ouvrira ses portes à la rentrée 2023. Dans ce lieu d’accueil qui se veut unique au monde, se mêlent des espaces de médiation et de soins médicaux, un théâtre, un cinéma, un studio de radio, des salles de chant, de danse, et des lieux d’exposition. « Le cœur du projet, c’est son ouverture sur la cité, explique-t-il. Il vise à soigner la souffrance en renforçant les liens et les interfaces, à faire en sorte que la ville devienne un partenaire du soin et que l’hôpital devienne un acteur de la ville. »

Les tentatives de mieux prendre en charge la santé mentale des jeunes commencent donc à fleurir. La pandémie de coronavirus, sorte de « loupe virale », selon l’expression du philosophe Jean-Luc Nancy, a contraint les décideurs à considérer davantage la détresse d’une partie de la jeunesse qui préexistait au Covid-19. « On prend enfin ces questions véritablement au sérieux », se réjouit Enguerrand du Roscoät, de Santé publique France, qui souhaite conclure sur une note positive : « Rappelons que la grande majorité des jeunes vont bien aujourd’hui, et qu’une grande partie de ceux qui vont mal finissent par s’en sortir. » 

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