Il y a un nouvel antidépresseur en ville. Depuis quelques années et une pléthore d’études scientifiques, la kétamine est présentée comme le nouveau remède miracle pour traiter la dépression. Mais l’irruption de cette substance dans l’arsenal thérapeutique des psychiatres suscite de nombreuses interrogations pour une raison simple : celle-ci est avant tout connue pour ses effets anesthésiants et psychédéliques.

Synthétisée en 1962 dans un laboratoire du Michigan et utilisée peu après comme anesthésique général chez l’homme et l’animal, la kétamine connaît son heure de gloire dans les années 1970, tant auprès des praticiens hospitaliers, qui en apprécient la rapidité d’action et son importante analgésie post-opératoire, qu’au sein de milieux festifs, friands des effets psychédéliques que la drogue procure. En dépit de son efficacité, la molécule est rapidement décriée du fait de la proportion importante d’horror trips – sorte de voyages psychédéliques cauchemardesques – qu’elle cause au réveil ; elle se voit détrôner par le propofol, anesthésiant développé au milieu des années 1980 et « utilisé encore aujourd’hui dans près de 90 % des anesthésies générales », explique Georges Mion, médecin anesthésiste à l’hôpital Cochin à Paris.

Ce sont pourtant ces effets psychédéliques qui vont permettre à la kétamine de revenir sur le devant de la scène médicale au milieu des années 2010, appuyée par de nombreuses études indiquant ses bienfaits prometteurs dans le traitement de la dépression. À des doses dites subanesthésiques, la drogue surnommée Special K par les consommateurs américains offre une variété d’effets secondaires. Selon les dosages, explique Lucie Berkovitch, psychiatre et chercheuse en neurosciences à l’université Yale, les consommateurs récréatifs de kétamine expérimentent « une sorte d’ébriété, une sensation d’apaisement, de détente ou d’euphorie » qui peut aller jusqu’à des « phénomènes de sortie de corps », voire à la sensation « d’être aspiré dans un trou noir, un effet appelé K-hole ».

La kétamine présente un avantage considérable dans les cas d’urgences psychiatriques

Alors que les traitements antidépresseurs classiques souffrent d’une efficacité relative – un patient sur trois développe une résistance au médicament – et d’une temporalité assez lente, la kétamine apparaît dès lors comme une « révolution », explique la psychiatre. Là où les médicaments comme le Prozac « n’ont pas d’effets bénéfiques sur le patient avant environ deux ou trois semaines », alors même que la souffrance psychique peut être très intense, la drogue psychédélique a « des effets immédiats, avec un pic d’efficacité à vingt-quatre heures de l’administration ». Ainsi, en plus d’agir sur l’état des patients qui résistent aux médicaments classiques, la kétamine présente un avantage considérable dans les cas d’urgences psychiatriques, notamment face aux patients à forte tendance suicidaire. Et puisque la drogue génère d’importants « biais d’optimisme », précise Liane Schmidt, chercheuse en neurosciences cognitives à l’Institut du cerveau, elle peut être utilisée pour accompagner une psychothérapie.

Le succès des études sur l’efficacité de la kétamine, habituellement utilisée en perfusion intraveineuse, a poussé les laboratoires à développer d’autres formes médicamenteuses spécifiquement dédiées au traitement de la dépression. En 2019, c’est un spray nasal à base d’eskétamine – une autre forme moléculaire de la kétamine –, conçu par les laboratoires Janssen, qui obtient une autorisation de mise sur le marché en Europe et aux États-Unis. Tout comme sa version liquide, le spray – commercialisé sous le nom de Spravato – n’est préconisé par l’Agence européenne du médicament que pour les patients « n’ayant pas répondu à au moins deux antidépresseurs différents » ou, depuis décembre 2020, comme « traitement aigu à court terme, pour la réduction rapide de symptômes dépressifs constituant une urgence psychiatrique ».

Réservé à ces cas cliniques très précis et toujours administré sous la surveillance du personnel hospitalier, le traitement par eskétamine reste marginal en France aujourd’hui, son emploi étant encore plus restreint que celui de la kétamine liquide, déjà limitée à un usage ciblé en service de psychiatrie. En plus d’être très coûteuse, l’administration du Spravato requiert la présence d’un professionnel de santé pendant environ quarante minutes afin d’éviter toute complication liée aux effets psychédéliques. Et pour Lucie Berkovitch, la « crise que traverse l’hôpital public, avec un manque de personnel aussi bien que de moyens », explique en partie le fait que le nombre de centres offrant ce traitement demeure très faible.

De nombreuses entreprises américaines ont profité de l’absence totale de régulation pour se développer

En revanche, de l’autre côté de l’Atlantique, l’accès à la kétamine est loin d’être aussi circonscrit. Portées par ce que Liane Schmidt appelle un « retour en force de la recherche sur les traitements des troubles de l’humeur avec des médicaments psychédéliques », de nombreuses entreprises américaines ont profité de l’absence totale de régulation pour se développer. Des cliniques à kétamine, dans lesquelles les patients peuvent recevoir des perfusions dans des fauteuils massants, aux entreprises de télémédecine qui livrent directement le médicament dans la boîte aux lettres, plus de 600 fournisseurs sont aujourd’hui recensés sur le territoire états-unien, comme l’indique ASKP3, l’association américaine des médecins spécialistes de la kétamine. Mindbloom, start-up pionnière fondée en 2018, propose par exemple un service de livraison de coffrets thérapeutiques contenant des cachets orodispersibles, un masque d’avion et un tensiomètre, mais aussi un suivi médical sur trois mois, le tout pour un peu plus de 1 000 dollars.

Si l’émergence et la normalisation des traitements prenant appui sur les drogues psychédéliques peuvent paraître inquiétantes, pour Georges Mion, il est crucial de « différencier les dangers liés à la prise de kétamine comme drogue de ceux qu’elle revêt comme médicament ». Pour le médecin anesthésiste, « les praticiens qui l’utilisent à l’hôpital sont extrêmement conscients et le patient est surveillé de près », ce qui n’est pas le cas lors d’une utilisation récréative : la consommation régulière de kétamine peut entraîner des « lésions de l’appareil urinaire » et « un surdosage peut provoquer un problème cardiovasculaire ou respiratoire ». De plus, précise la psychiatre Lucie Berkovitch, « la kétamine est peu addictive, bien moins que les opioïdes, comme l’OxyContin », cet antalgique responsable de plusieurs centaines de milliers de morts aux États-Unis. Le risque, explique-t-elle, n’est pas tant médical que sociétal. Il est « lié à un potentiel changement de l’image véhiculée par le produit », dont la consommation pourrait augmenter, particulièrement si son accès n’est pas régulé comme en France. Si la banalisation progressive de la kétamine et son accessibilité croissante aux États-Unis commencent à susciter des inquiétudes, il faudra encore attendre avant de voir une telle drogue psychédélique sur les étals de nos pharmacies. 

Illustration : Louison

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