Quelle distinction faites-vous entre masculinité et virilité ?

Les masculinités recouvrent toutes les façons possibles d’habiter le masculin – elles sont donc aussi nombreuses que les individus. La virilité, en revanche, est un modèle normatif unique, hégémonique, avec un corps idéologique inchangé. De même que le féminisme a cherché à questionner l’éternel féminin, je pense que nous aurions besoin d’un équivalent pour les hommes, qu’on pourrait appeler « masculisme », qui questionnerait à son tour cet éternel masculin qui paraît aller de soi.

Quand apparaît ce modèle hégémonique de virilité ?

Sa construction est historiquement datée, il y a environ trois ou quatre mille ans. Avant cela, dans les sociétés qui ont précédé l’Antiquité gréco-romaine, notamment celte ou étrusque, les pouvoirs des femmes étaient plus étendus : matrilinéarité, liberté de circulation, de possession de biens, de choix de leur époux, participation aux guerres, et même pouvoirs sacerdotaux ! Que s’est-il passé pour qu’il y ait eu, ensuite, un tel revirement ? On peut émettre plusieurs hypothèses : avec le développement de l’élevage, on peut penser que les hommes ont compris la mécanique de la reproduction ou, du moins, sont passés d’une idée qui donnait une place primordiale aux femmes à une autre qui confisquait la parenté au profit des hommes. Aristote théorise cela en décrivant la femme comme un être froid, qui ne se gouverne pas, tandis que l’homme « cuit son sang » pour produire le sperme, liquide sacré qui contient l’homme. L’apparition concomitante des monothéismes mâles va renforcer cette prééminence de la puissance masculine, nourrie ensuite par le récit de la supériorité virile dans les mythes, les arts ou le droit, jusqu’à prendre l’apparence de l’évidence.

Quels sont les marqueurs traditionnels de la virilité ?

La virilité est d’abord un mythe, un idéal nostalgique : à chaque époque, on regrette la virilité prétendument originelle qu’on aurait perdue. Déjà chez Aristophane, au ve siècle avant Jésus-Christ, transparaît le regret des vrais hommes face à des contemporains jugés efféminés ! Quant aux marqueurs de la virilité, ils existent depuis la Grèce antique, mais se sont établis plus encore à Rome : la force, l’esprit de compétition, le goût du défi, de la guerre et de la belle mort. À partir des stoïciens, s’y ajoutent la maîtrise du sentiment et des émotions, le mépris de la souffrance et de la mort. Sans oublier, bien sûr, la puissance sexuelle : les Romains ont fait beaucoup de mal le jour où ils ont élevé le pénis en érection au rang de fascinus, c’est-à-dire en faisant d’un organe biologique une image sacrée, révérée en tant que symbole de pouvoir. Dans Le Sexe et l’effroi, Pascal Quignard montre bien comment le phallus devient, à Rome, à la fois un instrument de puissance et un objet d’effroi, dans lequel se concentrent les terreurs masculines de castration, notamment.

Pourquoi une telle haine du féminin ?

Plus encore que l’appétit de puissance, la virilité repose sur une peur abyssale de l’impuissance. Être un homme, c’est d’abord ne pas être une femme ; c’est réaffirmer sa supériorité hiérarchique. L’homophobie, à cet égard, découle de la misogynie : on discrédite celui qui est apparenté au féminin. Mais de façon plus générale, être un homme, c’est dominer ceux qui sont considérés comme des sous-hommes – la femme, l’homme efféminé, mais aussi le barbare, le Juif, le Noir… La virilité est un modèle de domination sur la femme, mais aussi de l’homme par l’homme. 

Ce modèle va-t-il être contesté au fil des siècles ?

Il va être reconfiguré par les masculinités elles-mêmes. La figure de l’honnête homme par exemple, à la Renaissance, ajoute l’esprit de finesse, la galanterie, l’adresse, l’élégance, au modèle viril. Louis XIV, considéré comme un parangon de virilité, va introduire à la Cour une esthétique pleine d’effémination, avec maquillage, perruques, bas de soie et danse. La virilité inclut donc à la fois des éléments traditionnels, et d’autres qui la contestent, la forcent à se redéfinir. La Révolution va d’ailleurs, à son tour, réaffirmer « sa » virilité, contre la prétendue dégénérescence de la monarchie. Et le xixe siècle marque à bien des égards une forme d’apogée de la virilité, avant que le siècle suivant n’entame son déclin.

De quand peut-on dater le début du « malaise masculin » ?

Ce malaise est à la fois originel et universel. Chaque époque s’est inquiétée de la dévirilisation de la société, coupable, comme l’extrême droite l’affirmait dans l’entre-deux-guerres, de la faiblesse nationale. Mais s’il est plus aigu aujourd’hui, c’est moins en raison des conquêtes féministes, qu’à cause de l’effondrement du mythe guerrier. Le garçon dressé à faire la guerre, voilà aujourd’hui un mythe crépusculaire. D’autres éléments sociétaux participent à cette déconstruction : la tertiarisation et la précarisation du travail, par exemple, ont miné l’imagerie du travailleur, fier de son outil et de son labeur. Plus encore que le droit de vote des femmes, la mutation du travail a porté un sérieux coup à l’image du mâle traditionnel.

Cela signifie-t-il que le récit de la supériorité virile a disparu ?

Non, il se poursuit par l’éducation dans de nombreuses familles qui demandent encore aux jeunes garçons de s’endurcir, ou par le biais d’œuvres culturelles qui exaltent les héros virils. Le monde professionnel n’est pas exempt de cette révérence pour la puissance mâle, ou le monde politique, assez emblématique de l’idéal viril. La prise de fonction d’Emmanuel Macron, debout dans un véhicule militaire, transpirait ainsi une virilité revendiquée. Quant à Jupiter, c’est un nom qui renvoie étymologiquement au père !

Comment s’exprime aujourd’hui cette virilité ?

Les garçons continuent à être élevés dans le goût de la violence et la valorisation du risque, mais sans l’exutoire licite que constituaient la guerre ou les duels. Cela se traduit donc par la consommation d’images violentes ou la multiplication de pratiques à risque, qui participent d’une revendication de sa virilité. Je n’ai rien contre les sports extrêmes en tant que tels, mais je trouve frappant de voir tant de jeunes hommes s’y adonner, se filmer, se mettre en scène. Car c’est là aussi un pan essentiel : les exploits virils n’ont un sens que s’ils sont exhibés, et Internet joue là un rôle nouveau. Cette virilité s’exprime aussi par des comportements autodestructeurs – alcool, drogues… – ou des violences sexuelles, qui vont du harcèlement à l’agression. Certains hommes ne sont pas sortis de cette représentation des femmes comme d’un corps librement appropriable, coupable du désir qu’il suscite.

Qu’appelez-vous « piège de la virilité » ?

La virilité induit des assignations sexuées souvent mortifères pour les hommes eux-mêmes et les rapports qu’ils entretiennent avec les femmes. Elles sont à la fois coercitives, discriminatoires, mais aussi paradoxales. Car la virilité est un idéal hors d’atteinte, qui traduit avant tout la vulnérabilité, l’inquiétude que les hommes ont en partage. Le mot « testicules » vient de testis, « la preuve » : s’il est besoin de prouver sa virilité, c’est bien qu’elle ne va pas de soi ! La virilité s’avère alors une performance imposée, un rôle qui contraint à « jouer à l’homme », et dans lequel beaucoup d’hommes, au fond d’eux, ne se retrouvent pas.

Que gagneraient les hommes à sortir du modèle viril traditionnel ?

Les masculinistes pensent que les femmes volent quelque chose aux hommes à chaque nouvelle conquête sociale. Je pense exactement le contraire : c’est une conquête d’émancipation pour les deux sexes. Prenons deux exemples : le travail féminin permet un allègement de la charge dévolue aux hommes ; la libération sexuelle grâce à la contraception a profité à tous. Mais, de façon plus profonde, je crois que ce serait moins anxiogène pour les hommes de grandir sans avoir à se conformer à cet idéal de virilité, en sachant qu’ils ne doivent pas nécessairement devenir des « puissants », dans tous les sens du terme. Ils gagneraient aussi une liberté nouvelle, une capacité d’autodétermination selon leurs affinités. Pourquoi un homme ne serait-il pas infirmier ou aide-soignant ? Pourquoi un garçon ne jouerait-il pas à la poupée ? Il ne faut pas les forcer à le faire, mais les y autoriser. Ils gagneraient, enfin, dans leurs rapports avec les femmes. Vu la souffrance qu’il provoque, les dépressions, les suicides, les maladies professionnelles, abandonner cet idéal problématique de virilité serait un soulagement pour de nombreux hommes. Ceux qui n’y ont pas intérêt ne changeront pas. Mais le vrai combat à mener concerne les trentenaires et les quadras, qui ont vu les limites de ce modèle chez leurs parents, et peuvent aujourd’hui œuvrer sur leurs fils. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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