J’ai toujours eu un goût pour les espions. Il vient de ma cinéphilie, des films d’espionnage de Sidney Lumet, comme M15 demande protection, ou d’Alfred Hitchcock – Le Rideau déchiré et surtout Les Enchaînés. Je pense aussi aux Trois Jours du Condor de Sydney Pollack. Je suis né dans ce cinéma américain politisé des années 1970, qui s’intéressait à la géopolitique et dénonçait les pratiques de la CIA. Des références littéraires ont aussi nourri mon imaginaire, les romans de John le Carré ou La Compagnie de Robert Littell.

Bien sûr, tout cela n’aurait pas suffi à déclencher mon envie de faire des films d’espionnage. Mais j’ai vu dans l’univers du renseignement un genre très romanesque, car un de ses moteurs principaux est le secret, source de tous les malentendus, de tous les problèmes. L’espionnage m’a aussi permis d’articuler deux désirs : faire des films de divertissement, avec du suspense et de l’émotion, et parler du monde tel qu’il est. Depuis très jeune, je m’intéresse à la politique et à la géopolitique. Ce penchant vient sûrement de mes origines juives communistes, même si je n’ai pas vraiment été communiste. À l’époque, je me mobilisais contre les dictatures d’extrême droite dans l’Argentine de Videla ou le Chili de Pinochet. Ou pour les luttes antiracistes derrière l’icône Angela Davis. L’espionnage m’a permis d’évoquer ces questions planétaires en réalisant des films à la fois policiers et géopolitiques.

Raconter une histoire à travers les services de renseignement permet de porter sur le monde un regard désidéologisé. C’est ce regard-là qui m’intéresse. Le métier des services de renseignement est de fournir à leurs gouvernements l’image la plus juste possible du monde, pour qu’ils se fassent une idée des menaces auxquelles ils doivent faire face. Même dans les pays totalitaires qui manient la propagande, les services de renseignement doivent donner de vraies informations. Les dirigeants politiques en font ensuite ce qu’ils veulent, comme on l’a vu aux États-Unis lors de la guerre d’Irak. Mais les services de renseignement extérieur sont tenus de voir le monde tel qu’il est. Faute de quoi, ils ne permettront pas aux gouvernants d’avoir prise sur la réalité. Certes, l’interprétation existe toujours. Il serait intéressant de savoir ce que les services chinois donnent comme image du monde au Parti communiste de leur pays. Devant la menace à laquelle doit faire face Pékin, ils doivent, par exemple, délivrer à leur gouvernement l’image exacte des résistances à leur politique des « nouvelles routes de la soie ». Le but d’un service d’espionnage, c’est aussi de savoir ce que les autres veulent cacher.

Dans ce contexte, le procès des attentats du 13-Novembre est très important. D’abord parce qu’on apprend des choses qu’on ne savait pas. Nous qui avons été traumatisés, nous avons besoin que les choses soient dites, et de savoir ce qui s’est passé exactement. Ensuite, il n’est pas scandaleux que des services de renseignement soient dépassés par des événements imprévisibles. C’est normal. Les attentats du 11-Septembre ou du 13-Novembre n’étaient pas anticipables. La réalité est si complexe qu’elle ne peut pas être prévue. Mais une fois qu’on la connaît, les services doivent développer des outils pour éviter que ça recommence, ou alors ils sont en faute. Le procès est donc décisif à cet égard. Je crois que le renseignement devrait plus encore rechercher les services de cinéastes ou de scénaristes. Notre métier, c’est d’imaginer des choses qui ne sont pas même possibles, mais qui arrivent…

À cause de l’émiettement des menaces, une grande partie de notre sécurité collective tient aujourd’hui au travail des services de renseignement. Ces menaces sont partout, avec une dimension beaucoup plus vaste qu’auparavant. Il ne s’agit plus de la rivalité entre le bloc communiste et l’Occident. La complexité des intérêts en jeu fait que personne n’a vraiment d’idée synthétique sur ce qui se passe – c’est impossible. Surtout depuis l’émergence du cyber, ce front qui s’est ouvert avec des armées cyber, des combattants cyber, du cyber renseignement. Tout d’un coup, un nouvel univers sans frontières a surgi, qui nous dresse tous contre tous. Nous devons attaquer, nous défendre. Le cyber est un nouvel espace de conflit majeur qui échappe à l’entendement commun, car il n’est pas physique.

Mais au-delà du cyber, nous sommes entrés dans une ère où tout va si vite qu’il est très difficile d’anticiper. Quand on a commencé le Bureau des légendes, l’État islamique était en place. Quand on a terminé la saison 5, c’était fini. Les attentats de Charlie ont eu lieu au moment où on préparait la saison 1, les attentats du 13-Novembre alors qu’on était en train de tourner la saison 2. On observe le poids qu’exercent les réseaux sociaux sur tous les gouvernants de la planète. Le discours des réseaux sociaux est un discours que personne ne tient, mais qui a un effet sur tout le monde. Avec des incidences politiques et géopolitiques réelles.

D’un point de vue cinématographique, la cyberguerre est un vrai challenge de mise en scène. Mais on trouvera toujours le moyen de la représenter, car, derrière les ordinateurs, il y a des gens. Je pense que personne n’abandonnera de sitôt ce qu’on appelle l’humain, qui fonctionne toujours. Il fournit des histoires passionnantes qui vont évoluer en permanence. On recrute des ingénieurs nucléaires, mais pour implanter un virus comme le virus israélien qui a permis le sabotage d’une partie du programme nucléaire iranien, il faut passer par une action physique et humaine. La vision de l’espion restera toujours la même. C’est quelqu’un sur le terrain, sous couverture, qui recrute quelqu’un d’autre et qui essaie de soutirer des secrets. Ce n’est pas que du hacking de machine à machine. 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO & PATRICE TRAPIER

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