Louis XV a pensé son action politique grâce au « secret du Roy », service lui fournissant un flux d’informations restreint mais précieux, mobilisant alors une trentaine d’agents, pour détecter les moindres sursauts d’alliance en prêtant oreille aux murmures des insurgés. Près de quatre siècles plus tard, l’humanité produit 2,5 milliards d’octets de données chaque jour, un phénomène accentué par la croissance de l’Internet des objets qui multiplie les informations à corréler au sein d’un maillage ne connaissant plus de frontières. L’analyste a-t-il encore une place, à côté de l’intelligence artificielle, pour déchiffrer cet océan de données numériques ? La structuration en réseau qui irrigue et reconfigure jusqu’aux réalités du monde du renseignement impose plus que jamais de maîtriser ce processus innovant, en lui donnant du sens pour en rester maître. C’est pourquoi les services de renseignement (SR) font évoluer leur organisation, car désormais la massification de la donnée numérique transcende les pratiques et habitudes de collecte, d’archivage et de catalogage. Elle nécessite une technologie et des méthodes d’analyses spécifiques.

Le bouleversement du cycle du renseignement laisse entrevoir le spectre d’une machine se substituant à l’homme pour la collecte de ces données brutes, leur agrégation et leur intégration pour produire un renseignement élaboré.

Face à la chimère d’un agent de renseignement rendu obsolète par les capacités d’un supercalculateur, les SR doivent se concentrer sur l’essentiel : l’humain comme capteur d’informations, mais également comme pourvoyeur de sens au service de la prise de décision d’un président de la République ou d’un soldat dans les cent derniers mètres de son action.

La technologie ne pourra jamais détecter l’intention derrière une voix, garantir la traduction d’un dialecte rare, déchiffrer les accents d’une communication en morse ou comprendre les allégeances au sein d’un groupe humain. Si la machine l’augmente, elle ne remplace pas l’analyse. L’ordinateur peut opérer un décloisonnement salvateur concernant des données étrangères à la perception humaine afin d’accompagner l’analyste et de l’alerter. Le numérique induit un tsunami d’informations brutes, d’images de drones ou d’écoutes de télécommunication, d’analyse de mails ou de veille des réseaux sociaux produites en masse dans des langages incompatibles que la technologie seule peut permettre d’agréger, de cataloguer et de visualiser.

À partir de cette matière, les algorithmes peuvent détecter automatiquement des signaux faibles, un réseau de relations imperceptible ou un silence soudain annonçant un passage à l’acte prochain. Ils peuvent alors ouvrir à l’humain le chemin du questionnement et de la vérification corrélant toutes les données techniques sans discrimination, préalable indispensable pour produire du renseignement fini et qualifié.

C’est au prix de cette interopérabilité que l’analyste pourra naviguer au milieu des métadonnées. Cette remise en cause des processus des SR est indispensable pour reprendre la main face aux acteurs privés (data brokers, agrégateurs de données commerciales), porteurs d’une promesse de renseignement privatisé. Les SR doivent « réinternaliser » certaines compétences critiques, car le jugement et l’expertise seront toujours indispensables.

Aussi, le renseignement reste une matière humaine, plus qu’humaine, posant les préceptes d’un couple inédit, entre capitalisation de l’information et algorithme, mêlant le génie de l’intuition et la rigueur froide de la machine, la spéculation et la corrélation. 

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