Dans quel état se trouvent les services de renseignement français ?

Ils bénéficient depuis un quart de siècle d’une croissance de leurs effectifs : entre 15 000 et 20 000 personnes, soit une progression de l’ordre de 50 % en vingt ans – la croissance la plus forte de l’administration française. Nous avons aussi progressé en matière de coordination et de contrôle, mais tout a été construit dans un certain désordre, sous l’effet des nombreuses lois antiterroristes. Le renseignement n’est pas un jardin à la française, des adaptations restent à mettre en place.

Sur quels points ?

Sur la sécurité intérieure, nous franchissons des haies quand nos amis britanniques ou allemands courent sur le plat : les distinctions police-gendarmerie, DGSI et renseignement territorial, préfecture de police de Paris et police nationale, entraînent des pertes d’énergie, de la concurrence, ce qui n’existe pas chez les services voisins, même si en Allemagne le système fédéral pose aussi des problèmes : le BfV chargé de la sécurité intérieure n’a pas de compétence dans les Länder.

Nos services sont-ils suffisamment coordonnés ?

J’ai longtemps considéré que nous souffrions d’un déficit de pilotage de l’exécutif par rapport à nos grands partenaires. Sur ce point, les choses ont bougé. Le coordonnateur national du renseignement a trouvé progressivement sa place. Le moment clé est la réunion hebdomadaire du conseil restreint par le président avec les principaux ministres, les responsables militaires, le coordonnateur du renseignement et les patrons de la DGSE et de la DGSI. Elle a été instaurée par François Hollande après les attentats de 2015, et Emmanuel Macron l’a maintenue. Mais il reste des pistes de progrès. Laurent Nuñez, l’actuel coordonnateur, au demeurant très visible, ne dispose que d’une toute petite structure, un peu plus d’une trentaine de personnes, quand son homologue en Italie s’appuie sur 300 collaborateurs. Et surtout, notre dispositif est peut-être prisonnier du court terme.

C’est-à-dire ?

Il y a eu à l’Élysée une inflexion très forte en direction de la sécurité intérieure, en particulier de la prévention des attentats terroristes. On a donc demandé au coordonnateur d’être une tour de contrôle hyperréactive, y compris en allant puiser l’information « au fond des services ». Cette préoccupation est légitime, mais elle peut empêcher de dégager une vision de long terme qui réponde à la diversification des menaces. Si l’on estime que remontent de « nouveaux » sujets dans l’agenda du renseignement (Chine, Russie, trafics de drogue ou d’armes, crime organisé ou immigration clandestine), l’exécutif doit pouvoir impulser l’adaptation de ces grandes machines que sont devenus les services de renseignement.

En quoi consistent les opérations de renseignement ?

En France, elles sont de trois types : 1) la recherche de sources humaines, une activité aussi vieille que l’humanité ; 2) le renseignement technique, autrefois concentré sur les interceptions des télécommunications et qui passe désormais par le trafic sur Internet ; 3) le renseignement opérationnel, une spécificité française que la plupart des démocraties se refusent à pratiquer. Seuls les Britanniques, les Américains, les Israéliens assument, comme nous, le recours à l’action clandestine, qui ici est l’apanage de la direction des opérations de la DGSE, seul service spécial français. Nous avons encore des progrès à faire sur la définition de ce que sont ces opérations de renseignement et sur leur niveau de contrôle par l’exécutif. Une chaîne de décision bien identifiée reste à construire et à expliquer à l’opinion, comme au Royaume-Uni.

Sur le terrorisme, nos services ont été critiqués. Était-ce justifié ?

Le grand public ne perçoit que les failles du renseignement. Quand des attentats sont déjoués, on ne le sait généralement pas. Cela dit, notre vision du terrorisme est sans doute trop marquée par la période des grands réseaux transnationaux de type Al-Qaïda. Nous avons changé d’époque. Mohamed Merah, par exemple, était certes connu des services, mais il est passé à l’acte seul, sans qu’on l’ait vu venir.

Les attentats du 13-Novembre ont pourtant été l’œuvre d’un réseau structuré ?

Le Bataclan, c’est un peu notre 11-Septembre. Des signaux faibles trahissant l’équipe qui s’est préparée en Syrie n’ont pas été perçus. La coopération avec des services étrangers n’a pas été très bonne non plus. Il y a une question de partage d’informations numériques ; c’est compliqué d’avoir des fichiers communs à l’échelle européenne. Les patrons de la DGSE et de la DGSI ont assumé avec honnêteté leur part dans cet échec. Des recommandations ont été mises en œuvre, mais on peut se demander si elles suffiront à nous prémunir contre d’autres attentats.

Pourquoi ?

Les leçons ont bien été comprises dans le cadre de schéma d’attentats projetés, organisés et collectifs, mais nous sommes entrés dans un autre genre de terrorisme. Nous faisons face à des individus isolés, à des actions relativement spontanées. Le patron de la DGSI, Patrick Calvar, a évoqué divers cas relevant de la psychiatrie pour montrer les limites du renseignement.

Comment agir alors ?

On en revient aux 20 000 personnes signalées, mais qu’on ne peut pas toutes surveiller. Il faut avoir le courage d’avouer que dans une société démocratique, même avec la surveillance de l’Internet, certaines attaques sont indétectables. C’est difficile à assumer politiquement, mais tout autre discours est irréaliste.

Cela signifie-t-il que le renseignement doit se détourner de l’antiterrorisme ?

Non, bien sûr. Il y a des domaines où la surveillance s’impose, le terrorisme NBC (nucléaire, biologique et chimique) ou celui sponsorisé par des États, comme on a pu le connaître en France avec l’Iran, la Syrie ou même l’Algérie. Mais pour prévenir le terrorisme domestique, a fortiori des actes qui n’ont rien à voir avec l’islamisme, il faut sans doute réfléchir à renforcer des formes de prévention impliquant l’ensemble de la société. Le renseignement territorial réorganisé travaille bien au niveau des préfectures. Est-ce qu’il faut dupliquer le système dans certaines communes ? C’est une vraie question.

En quoi le cyber bouleverse-t-il le travail du renseignement ?

Tous les États qui comptent ont investi des moyens importants dans le cyber. Il faut savoir que dans ce domaine,

le défensif et l’offensif sont liés. Quand on veut se protéger d’un groupe de hackers russes, il faut entrer dans ses systèmes informatiques. Il y a un cyber offensif à visée défensive, mais il y a aussi la possibilité de hacker des systèmes pour les endommager. En dehors des opérations militaires, seule la DGSE est autorisée à déclencher ces attaques. Les Allemands, par exemple, ne pratiquent pas l’action clandestine sur le terrain mais, sur le cyber, ils mènent des actions offensives.

Tout cela coûte beaucoup d’argent ?

Oui, en comparaison, le renseignement humain n’est pas très coûteux mais lui aussi a besoin d’un appui numérique. On peut estimer que les pays qui n’investiront pas massivement vont sortir du jeu. Le progrès technique va très vite, et le tempo n’est pas donné par les États mais par le marché mondial. Si, du jour au lendemain, vos objectifs passent d’un système de cryptage à un autre, vous pouvez perdre toutes vos capacités de renseignement.

Y a-t-il un sujet sur les fournisseurs d’accès ?

On entre effectivement dans un monde inédit. Dans les années 1970, il y avait une relation de connivence entre le renseignement français et les télécoms nationales. Nous n’avons pas de telles relations privilégiées avec les Gafam [Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft], au contraire de la CIA, qui a confié la gestion de son cloud à Amazon, et je ne parle même pas de leurs équivalents chinois, les BATX. Cela pose la question de notre souveraineté et de notre autonomie stratégique.

La coopération européenne peut-elle être une réponse ?

Oui, mais ce n’est pas simple. Nous avons sur le continent des passagers clandestins qui profitent de la protection du grand allié américain. Il y a surtout le cas du Royaume-Uni qui est un acteur majeur du renseignement et sans lequel, quelles que soient les difficultés du moment, un renseignement européen n’aurait aucun sens.

Qu’en est-il des relations avec les États-Unis ?

Le terrorisme transnational avait soudé la communauté occidentale. Dès lors que ce sujet régresse dans l’ordre des priorités, on en revient à des collaborations traditionnelles, par exemple les Five Eyes (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni, États-Unis). Cela dit, tout n’est pas univoque. Nous avons beau avoir été évincés du contrat des sous-marins australiens, notre action de surveillance des djihadistes dans la bande du Sahel bénéficie d’une excellente coopération avec les Américains.

Comment définiriez-vous le monde actuel dans lequel évolue le renseignement ?

Ce qu’a dit l’ancien directeur de la CIA James Woolsey après la chute du communisme – « Nous avons été habitués à nous battre contre des dragons. Il va falloir s’habituer à vivre dans une jungle pleine de serpents » – s’applique à ce que nous vivons aujourd’hui. Nous sortons d’une guerre longue contre le terrorisme, il y a une sorte d’égalisation des menaces. Le terrorisme ne disparaît pas, il se transforme. À côté apparaissent des phénomènes nouveaux comme le retour des puissances à visées hostiles ou la désinhibition des comportements agressifs résultant du cyber. Il y a des problèmes de stabilité régionale aussi, et pas seulement au Sahel…

Que peut faire le renseignement par rapport à ces sujets ?

Assumer le rôle ingrat d’annoncer parfois de mauvaises nouvelles. On a pu reprocher aux services de n’avoir pas vu venir la victoire des talibans, comme le montrent les auditions aux États-Unis. Pour notre part, notre ambassadeur à Kaboul, David Martinon, avait donné le signal du départ début juillet, ce qui n’avait pas plu aux ONG présentes. Quand les services américains ont expliqué que la guerre du Viêtnam ne pouvait en aucun cas être gagnée, cela allait à contre-courant de ce que leurs autorités affirmaient. De la même manière, les services seraient peut-être fondés à expliquer que la situation au Sahel est dans une impasse plutôt que de laisser le ministre des Affaires étrangères russe Lavrov poser ce diagnostic. Dans une démocratie, les services ne peuvent être des acteurs politiques, mais la confiance dont ils bénéficient légitimement leur fait obligation de dire le vrai au gouvernement comme au parlement. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

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