Une idée née il y a trente ans

La formule « communauté du renseignement » a commencé à être employée en France au milieu des années 1990, dans le sillage de réformes entamées sous Michel Rocard qui ont concerné la DGSE. Cette évolution s’est confirmée avec la création de la DRM en 1992, en réponse à l’analyse des carences du renseignement français lors de la guerre du Golfe, puis la publication du Livre blanc sur la défense de 1994, qui a conduit au renforcement de la place du renseignement au sein des quatre grandes fonctions stratégiques (dissuasion, protection, intervention et prévention).

Cette notion de communauté est en partie née par mimétisme avec les Américains et les Britanniques. À l’époque, elle ne renvoyait à aucune réalité ; les services travaillaient chacun dans leur coin. Les choses ont beaucoup changé à partir de 2008, date à laquelle un nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a mis en avant l’incertitude comme registre principal de description du contexte international. Cela a abouti à la promotion d’une nouvelle fonction stratégique « connaissance et anticipation » au sein de laquelle le renseignement tient une place prépondérante.

 

Une coordination inédite

La création du Conseil national du renseignement (CNR), dépendant de l’Élysée, est une innovation puisque le Comité interministériel du renseignement (CIR), voulu en 1962 par le général de Gaulle, relevait de Matignon, et tout le monde s’accordait à dire que cela ne fonctionnait pas ; chaque service travaillait pour le bénéfice principal de son ministère. La fonction de coordonnateur national au renseignement, dont le premier titulaire a été Bernard Bajolet, vise à piloter l’action des services de renseignement. Il a fallu attendre une dizaine d’années pour que ce coordonnateur devienne un acteur incontournable, avec la création par décret de la CNRLT en 2017. Son rôle est de fixer des feuilles de route aux services, tracer un nouveau mode de production du renseignement. Qui fait quoi ? Comment ? On peut aller jusqu’à parler d’une approche « client ». Les ministères sont amenés à formuler leurs besoins en renseignements de manière actualisée.

 

La communauté « six plus trois »

Elle est composée de six grands services du premier cercle qui utilisent l’intégralité des techniques de renseignement (voir notre infographie), auxquels il convient d’ajouter trois services dépendants du ministère de l’Intérieur qui appartiennent au second cercle. Le service du renseignement pénitentiaire est né des débats sur la radicalisation islamiste en prison. Christiane Taubira s’y était opposée fermement, Jean-Jacques Urvoas, son successeur, en a été un fervent artisan. Il y a aussi le Service central du renseignement territorial (SCRT) et la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP). L’analyse a été faite après les attentats commis par Mohamed Merah en 2012 que le renseignement territorial avait été affaibli par le rapprochement des RG avec la DST. On assiste à la reconstitution progressive du renseignement de terrain, délesté des éléments problématiques de la surveillance politique, mais avec une capacité cyber, tourné notamment vers les réseaux sociaux.

 

Un univers plus large

Au-delà des services de renseignement à proprement parler, près de trente services, dont beaucoup dépendent du ministère de l’Intérieur, peuvent recourir pour des motifs opérationnels et de manière temporaire à certaines techniques de renseignement, selon une procédure d’autorisation qui passe par le Premier ministre et par la Commission nationale de contrôle technique de renseignement. Cet élargissement est lié aux nouvelles possibilités de surveillance cyber et à l’apparition de nouveaux sujets de préoccupation, par exemple les trafics d’armes ou l’immigration clandestine…

 

Une NSA à la française ?

Depuis des années, une question récurrente nous est posée : faut-il créer une agence technique de surveillance et d’interception autonome sur le modèle de la NSA américaine en intégrant la direction technique de la DGSE.

Pour l’instant, cela n’a pas été réalisé, mais il n’est pas exclu qu’à la faveur d’un événement dramatique, d’une alternance politique ou d’une reformulation de l’importance grandissante des enjeux autour du cyber, la question de la mise en place d’une agence indépendante de la DGSE revienne dans les débats.

 

Une Académie du renseignement

Même si la DGSE conserve un rôle prééminent, la coopération du renseignement s’est beaucoup renforcée sous l’effet de la menace terroriste. Après les attentats de 2015 et l’état d’urgence, une décision inédite a été prise, constituer des cellules communes de travail interservices sur certains sujets comme le terrorisme ou les opérations extérieures de l’armée. Le renforcement des liens est non seulement organisationnel mais aussi humain. Il s’agissait de consolider le sentiment d’appartenance des individus à cette communauté, au-delà de leur propre service. Une académie du renseignement, inaugurée en 2010, a pour vocation de diffuser la culture du renseignement d’abord auprès des hauts fonctionnaires – à travers des séminaires et des interventions régulières à l’ENA, entre autres –, mais aussi, désormais, de la société tout entière – avec l’organisation d’événements et de conférences. Cette Académie a aussi pour mission d’encourager les études universitaires consacrées au renseignement.

 

L’effet Bureau des légendes

La série d’Éric Rochant a eu un impact fort sur l’attractivité des métiers du renseignement, notamment ceux de la DGSE, mais il faut replacer cette initiative dans un effort plus global de communication des services de renseignement. C’est un phénomène ancien aux États-Unis ou en Angleterre. Les services français s’y mettent à leur tour et travaillent sur leur « visibilité ». Je pense aux nombreuses interventions de dirigeants de la DGSE à Sciences Po, dans des revues de politique internationale, la présence de stands dans les salons de la défense ou du livre militaire aux Invalides récemment. Ou les sites Internet de la DGSE et de la DGSI, la création d’un compte Twitter par la DRSD.

 

Ressources humaines

Le recrutement est un enjeu majeur pour le renseignement. Nous assistons à un double effet de concurrence qui se joue entre services pour attirer les meilleurs profils, mais aussi entre les services de renseignement et le secteur privé. Des efforts sont faits pour construire des parcours de carrière. Des campagnes sont menées qui mettent en avant l’engagement pour des missions d’intérêt général. Cette diffusion d’une culture du renseignement vise à fortifier un sentiment d’appartenance à une communauté porteuse d’intérêts supérieurs à la somme des intérêts individuels. L’image du secteur a déjà changé. Les agents ne se considèrent plus comme des barbouzes ou des espions, mais comme des professionnels, des experts dans certains domaines. Pour les analystes, cette nouvelle politique de recrutement passe par des formations dans des mastères spécialisés, qui sont de plus en plus nombreux (Sciences Po Paris, Saint-Germain-en-Laye, Bordeaux, Aix-en-Provence). Il y a aussi un nombre croissant de modules sur la question du renseignement dans les cours plus généralistes d’affaires publiques, d’études de sécurité et de défense.

 

Concours de geeks

L’autre grand axe de recrutement concerne les personnels techniques, des ingénieurs, des BTS informatiques, mais aussi des profils plus atypiques. À la manière des White hat conferences aux États-Unis, la DGSE organise régulièrement des concours de résolution d’énigmes de cryptographie qu’elle annonce sur Linkedin. L’objectif est de repérer les meilleurs talents. C’est une manière de s’approprier un certain nombre de savoir-faire en dehors des formations classiques. Il y a la volonté d’aller chercher des compétences en dehors des concours de la fonction publique. C’est pourquoi les services recourent de plus en plus à des contractuels qui multiplient les CDD. C’est une manière de s’adapter à des besoins ciblés liés à l’évolution des menaces et des technologies.

 

Normalisation

Le renseignement est devenu un enjeu et un objet de politique publique. C’est un changement majeur dans l’histoire de la Ve République. L’État normalise le renseignement, le centralise, le modernise, le contrôle d’un point de vue politique et parlementaire, administratif, juridictionnel avec une section du Conseil d’État et technique avec la Commission nationale de contrôle technique de renseignement (CNCTR). Ces évolutions tendent à maximiser deux logiques : d’un côté, le renseignement a de plus en plus de capacités ; de l’autre, il est plus étroitement contrôlé. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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