Vous avez noté, au cours des derniers états généraux de la bioéthique, l’émergence d’un sentiment de défiance des patients à l’égard des professionnels de santé. Pourriez-vous revenir sur cette constatation ?

Sophie Crozier : Ce qui a émergé, notamment lors des auditions d’associations de patients, c’est la remise en cause de la place actuelle du patient dans le système de santé. Ces associations ont beaucoup insisté – à raison – sur la nécessité de replacer l’humain au centre du système de soins, en prenant en compte sa vision des choses et ses attentes. Le thème de la défiance – un sentiment alimenté par la déconnexion entre le médecin et son patient – était un élément constitutif de cette revendication.

Quelles sont les raisons de cette défiance ?

Frédéric Worms : Les conditions de la confiance sont multiples et il faut aujourd’hui concilier des exigences contradictoires. Un bon système de soins doit être à la fois efficace, juste et individualisé. Ce troisième point est fondamental, mais souvent oublié au profit des deux autres. Il est difficile de garantir l’individualisation dans un système qui s’est massifié et démocratisé, et où, par conséquent, on manque de temps. C’est cette contradiction qu’il faut surmonter. La confiance est toujours à la fois individuelle et publique – surtout pour la santé, bien sûr.

Sophie Crozier : Les différents scandales relatifs aux médicaments – Mediator, Levothyrox, entre autres – et la manière dont les médias s’en emparent parfois contribuent à une certaine méfiance, voire défiance, des citoyens vis-à-vis de la médecine. Certaines affaires – je pense notamment aux nouveaux anticoagulants dont le risque a été exagéré en raison de la diffusion d’informations scientifiquement fausses sur fond de théorie du complot – ont amené des patients à arrêter leurs traitements. Ces faits sont graves, ces arrêts ont eu des conséquences majeures sur leur santé (certains ont été victimes d’accidents vasculaires cérébraux ou sont décédés). Il est important que chacun soit conscient de ses responsabilités. Si une plus grande transparence est essentielle, la tentation de « faire le buzz » en révélant des informations sensationnelles ne dispense pas de réfléchir aux risques qu’induisent ces révélations pour les patients, quand elles ne sont pas correctement accompagnées.

Pendant deux ans, à chaque consultation, j’ai dû convaincre mes patients du bien-fondé de leur traitement. J’ai vraiment perçu dans ces moments-là à quel point la confiance en la médecine pouvait être ébranlée. Beaucoup de bêtises ont également été dites au sujet des vaccins, des antibiotiques aussi à une certaine époque, ou des médicaments pour le cholestérol – certes trop prescrits, mais rappelons que c’est grâce à eux que l’on ne meurt plus à 40 ans comme les rois de France !

Frédéric Worms : L’affaire du sang contaminé – un vrai scandale sanitaire, cette fois-ci – était la plus susceptible d’entacher la confiance des patients, et donc, à travers elle, tout le système de soins. Mais les institutions ont plutôt bien réagi, en créant notamment des agences indépendantes. On peut avoir confiance en un système lorsque celui-ci peut gérer l’erreur. La confiance repose aussi et surtout sur des institutions.

Le médecin a-t-il droit à l’erreur ?

Frédéric Worms : Je n’emploierais pas cette expression, car c’est justement si on respecte le droit et les règles en général que l’on peut accepter l’erreur, qui reste humaine ! Le médecin a des obligations et suit des règles, bien sûr : obligations éthiques, de procédures, d’écoute, de mise en œuvre de tout son savoir, de prudence et de précaution. S’il a fait tout ce qui était en son pouvoir, l’erreur, même quand elle s’avère tragique, pourra être dépassée et ne pas menacer la confiance du patient en lui ou en la médecine. C’est pourquoi il ne faut pas, je crois, parler de droit à l’erreur. Il ne s’agit pas de revendiquer un droit, mais de reconnaître des risques, de tout faire pour les empêcher et les surmonter. C’est ainsi qu’une erreur, qui est toujours possible, reste compatible avec la confiance, qui est toujours nécessaire.

Sophie Crozier : L’erreur, c’est de ne pas aller chercher toutes les connaissances disponibles pour répondre à la situation médicale du patient, de ne pas se donner les moyens de ses fins. Les situations qui aboutissent à des plaintes résultent le plus souvent d’un manque de dialogue. L’écoute est primordiale. Lorsqu’un patient s’exprime, ne pas l’écouter est une faute grave. Ce qui arrive ensuite, c’est autre chose. Nous avons une obligation de moyens, pas de résultat : le risque nul n’existe pas, y compris en médecine. Chaque patient est différent et le traitement n’a pas toujours la même efficacité. La médecine est un art, pas une science.

La confiance d’un patient dépend-elle du résultat du traitement ?

Frédéric Worms : Elle va au-delà de l’attente de la guérison. La confiance peut s’installer même, et peut-être d’autant plus, dans le cas de maladies incurables. Parce qu’il y a une prise en charge, un discours, le temps pour des explications.

Sophie Crozier : Quand on est dans l’impasse thérapeutique, il y a une forme d’humilité de la part du corps médical et soignant. C’est là, finalement, que l’on peut donner le meilleur de nous-mêmes. J’ai été frappée au début de mon parcours par la richesse et la profondeur des échanges, les remerciements, lorsque j’accompagnais des personnes en fin de vie. Cette attention à l’autre, cette relation d’humain à humain, c’est cela que l’on attend de nous. Parfois vécues comme un échec pour les professionnels de santé, les limites de la médecine sont au contraire au cœur de notre métier, car elles interrogent la finalité de la médecine et notre humanité.

Les patients se plaignent souvent d’un manque de dialogue. À quoi tient-il ?

Sophie Crozier : Principalement à l’enseignement de la médecine. Il y a très peu de place pour les sciences humaines et sociales. La formation des jeunes médecins en France est très bonne, parmi les meilleures d’Europe, mais on n’apprend pas ou peu les dimensions humaines de la pratique médicale, on ne valorise pas assez la place du patient et l’importance de l’écoute. Or les médecins ont énormément à apprendre des patients. Ceux-ci donnent des indications précieuses. Quand une mère arrive avec l’intuition que son enfant est malade, elle a toujours raison. Quand un patient dit qu’il a mal ou qu’il ne supporte pas un traitement, il dit la vérité, même si on ne sait pas l’expliquer. Nous devons apprendre à dire : « Je ne sais pas », faire preuve d’humilité et tirer parti de l’expérience du patient. Pour alimenter une relation de confiance, il faut reconnaître l’autre et son savoir, sans être toujours dans cette posture de sachant. En consultation, on est toujours deux sachants.

Aujourd’hui, que prévoit la formation pour garantir l’écoute ?

Sophie Crozier : Il existe des cours sur la relation médecin-patient et des cours d’éthique, mais ils dépendent du bon vouloir des universités de médecine. C’est un vrai problème. L’enseignement des sciences humaines et sociales devrait être non seulement plus important, mais plus valorisé. De même, l’enseignement « au lit du malade » lors des stages est essentiel pour transmettre une « bonne » pratique de la médecine, apprendre cette écoute des patients.

Que pensez-vous du statut de patient expert, qui reconnaît l’expertise des malades chroniques ?

Frédéric Worms : Je ne sais pas si c’est le « statut » qui importe, c’est surtout la reconnaissance. Quand on parle de patient expert, on n’insiste pas seulement sur un savoir – celui qui permet le consentement « éclairé » –, mais sur une légitimité, qui tient au fait de vivre la maladie. L’une soutient l’autre, et c’est important, car avant les patients n’osaient poser la moindre question ni demander une information. Ce changement ne devrait pas inquiéter le médecin, car lui seul reste responsable, ce que le patient doit aussi reconnaître. En retour, ce dernier peut se « confier » à lui, justement parce qu’il est lui aussi informé et reconnu. C’est ce qui peut et doit permettre une relation équilibrée.

Sophie Crozier : Il est très important de donner la parole aux patients dans l’enseignement de la médecine, car leur expérience est une autre forme de savoir. Il faut juste être attentif à ce que cela ne devienne pas une revendication et une lutte de pouvoir. Souvent, le médecin est celui qui recherche cette position de pouvoir, mais certaines associations de patients sont dans le même schéma. Même si, parfois, il faut en passer par ces extrêmes pour qu’une vraie remise en question ait lieu, comme lors des grands combats du féminisme…

La France peut-elle prendre exemple sur l’étranger ?

Sophie Crozier : Oui, notamment sur les pays anglo-saxons qui favorisent une culture d’autonomie, non paternaliste. Je pense à ce documentaire A Good Death (2012) de D. Robin Taylor et Paul Trotman, tourné en Nouvelle-Zélande : il suit des patients en fin de vie, souffrant de bronchite chronique, et donne des pistes pour réfléchir en amont à la gestion des potentielles complications. S’asseoir tranquillement avec le patient et lui demander simplement : « La prochaine fois, voulez-vous de nouveau être admis aux urgences ? » Travailler autour de ses attentes, de sa vie à lui, de ce qu’il souhaite. Ce qui relève du détail pour le corps médical peut être d’une importance capitale pour le patient. En France, depuis 2005, un patient peut rédiger des directives anticipées, ses volontés en matière de fin de vie, au cas où il ne serait plus en mesure de les faire valoir à l’oral. Mais cette réflexion autour de l’anticipation des décisions se pratique encore trop peu en France. C’est un véritable changement de paradigme vers lequel nous devons aller pour améliorer le dialogue avec le patient et amener à des décisions partagées.

Quelle place la médecine de demain réserve-t-elle au patient ?

Frédéric Worms : Je crois profondément en la possibilité d’une démocratie sanitaire, c’est-à-dire que la réflexion et la décision soient partagées par tous les acteurs, avec des règles et un cadre. Non seulement c’est essentiel pour le soin, mais c’est essentiel pour la démocratie. Car celle-ci consiste à pouvoir partager les questions et les difficultés vitales, en dépassant les contradictions et les conflits éventuels. D’ailleurs, pour que tous les acteurs participent au système de santé, il faut un engagement non seulement de l’institution et du médecin, mais aussi du patient : prendre ses médicaments, venir au rendez-vous… Paul Ricœur parle de « pacte de soin ». Ce n’est pas une métaphore, c’est comme un contrat social autour d’une relation vitale.

Sophie Crozier : Le patient reprend progressivement sa place centrale. On accorde une plus grande importance à ses émotions. Des services commencent à ouvrir leurs portes, comme la réanimation qui, dans certains hôpitaux, est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Certains sont même ouverts aux animaux domestiques. Cela témoigne de l’importance que l’on peut accorder à la situation singulière du patient, au respect de ses valeurs, de ses attentes. C’est extrêmement important. On avance, mais beaucoup d’efforts restent à faire et la médecine de demain, avec la télémédecine, les objets connectés, les robots, promet de nouveaux défis. L’idée que l’humain doit se trouver au cœur du système de soins devra rester notre guide et être tout autant valorisée que cet extraordinaire essor de la technique médicale. 

Propos recueillis par MANON PAULIC

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