Quand j’ai commencé à exercer après ma thèse, en 2001, j’avais déjà noué un certain nombre de liens d’intérêt avec des laboratoires. Ça s’était fait naturellement, pendant mes études : on m’avait approché, puis invité en congrès, sollicité pour rédiger des textes, intervenir lors de symposiums… C’est toujours très valorisant. Et les professeurs accompagnent cela. Quand on est en centre hospitalo-universitaire, on évolue dans ce bain que personne ne critique. Mais, au fil des années, les stratégies marketing apparaissent fallacieuses pour des médicaments sans bénéfice pour les patients, et les voyages et rémunérations reçues conduisent à se demander comment ces pratiques peuvent assurer aux laboratoires un « retour sur investissement », qu’ils obtiennent pourtant d’une façon ou d’une autre, c’est certain. Réalisant cela, je me suis alors rapproché de Formindep, une association de bénévoles, pour la plupart des médecins, qui lutte en faveur d’une formation et d’une information médicales indépendantes. En 2009, j’ai simplement rompu tout lien avec l’industrie : j’ai décidé de ne plus recevoir les visiteurs médicaux et c’était fini, du jour au lendemain.

Il faut savoir qu’il existe des stratégies d’influence bien décrites dans des études de psychologie comportementale, mais encore largement ignorées des médecins. D’ailleurs, il est démontré que les connaître n’empêche pas l’influence, si on y reste soumis. Première stratégie : créer le lien de confiance, voire d’amitié. C’est le rôle des visiteurs médicaux, qui parcourent la France pour présenter les nouveaux produits et tentent d’obtenir un engagement du médecin à les essayer. Par la suite, on joue sur la cohérence : un médecin tend à pérenniser ses prescriptions, pour rester cohérent. Deuxième stratégie : la réciprocité. Recevoir des cadeaux, être invité à des repas, des congrès, des symposiums… Tout cela fait qu’on se sent redevable. Les spécialistes dans leur grande majorité sont concernés par ces pratiques, les généralistes un peu moins.

Un gros problème se pose aux médecins : ils sont très pris. Or les visiteurs médicaux leur apportent sur une plaquette des informations applicables immédiatement. Se faire un avis critique est compliqué, prend du temps, il faut aller chercher les études… Il existe bien un journal médical indépendant, Prescrire, ou encore une organisation internationale, la Collaboration Cochrane, qui propose des synthèses d’études, mais seule une minorité va consulter ces documents. Les autres ne sont pas forcément de mauvais praticiens, mais ils sont sous l’influence de firmes qui, elles, ont des actionnaires et des objectifs très différents des leurs… L’industrie pharmaceutique pèse 53 milliards d’euros de chiffre d’affaires : son budget communication et marketing est supérieur à son budget de recherche et développement. Il s’agit donc de lutter contre ces stratégies marketing.

Les associations de patients, vers lesquelles on peut être tenté de se tourner, en sont aussi devenues des cibles privilégiées : elles se laissent financer par des dons de fonctionnement. Un cas très connu est celui de l’AFD, l’Association française des diabétiques. Quel avis objectif peut-on attendre d’elles ?

Une question majeure est donc celle de l’expertise. Que l’on produise des médicaments est nécessaire, évidemment, mais aujourd’hui, l’intérêt des nouveaux venus sur le marché est très douteuse. La Haute Autorité de santé (HAS), créée en 2004, délivre à chacun une note d’amélioration du service médical rendu (ASMR), qui compare les mérites du nouveau produit à ceux déjà sur le marché : en 2017, près de 83 % ont reçu la note de 5, « absence de progrès thérapeutique ». Il y a donc un véritable manque d’innovation. C’est pourtant là-dessus que communique l’industrie pharmaceutique, et en particulier son syndicat français, le Leem : l’innovation thérapeutique. L’industrie pharmaceutique a réussi à imposer au niveau national et européen son agenda et son vocabulaire, et ça marche.

Depuis sa création, la HAS est chargée d’évaluer scientifiquement les médicaments. Pour garantir l’indépendance de ses recommandations, elle exige de ses experts une déclaration publique d’intérêts. Nous avons déjà fait annuler par le Conseil d’État des recommandations sur le diabète de type 2 et sur la maladie d’Alzheimer en 2011, pour l’absence de déclaration de certains membres des groupes de travail. Nous avons déposé un nouveau recours cette année pour une recommandation de 2017 sur le traitement des dyslipidémies, parce que certains experts avaient omis de mentionner des contrats de consultants.

Si l’on veut restaurer la confiance, il faut œuvrer pour que soient mieux connus ces conflits d’intérêts. Il existe un site où les laboratoires sont tenus par la loi de déclarer les avantages et contrats au profit des médecins, experts, associations de patients depuis 2013 : la base de données publique transparence.sante.gouv.fr. Celle-ci n’est pas exhaustive, mais la consulter permet de connaître un certain nombre de ces conflits d’intérêts. De même, lors de la dernière loi santé, nous avons fait déposer un amendement pour obliger les médecins à les déclarer à chaque prise de parole publique. Porté par le sénateur RTLI (centre droit) Claude Malhuret, il a été adopté – preuve que la lutte dans ce domaine est transpartisane.

Mes collègues n’aiment pas trop aborder ces sujets, c’est normal. Aujourd’hui, la prise de conscience vient des jeunes étudiants en médecine, surtout après les scandales sanitaires à répétition. Nous avons élaboré en 2017 un classement des universités selon les mesures prises pour gérer les conflits d’intérêts. Nous allons le réitérer en début d’année, et les syndicats d’étudiants sont désormais partie prenante de ce classement. L’enjeu est que l’expertise sanitaire soit faite par des personnes indépendantes et qu’il y ait une formation dès la faculté au mécanisme et aux conséquences des conflits d’intérêts. Bref : éducation des médecins et expertise indépendante. 

Le docteur Borde déclare n’avoir aucun lien d’intérêts avec les firmes pharmaceutiques.

Propos recueillis par MAXENCE COLLIN

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