On le disait au bord de l’asphyxie, « en faillite », comme l’a décrit François Fillon en 2007, sans pouvoir face à la mondialisation, ringardisé par l’économie de marché et par les institutions jugées plus agiles (les entreprises en général, les start-up en particulier). Or, dans le contexte de la crise sanitaire, voilà que l’État redresse la tête. La moitié de l’humanité est aujourd’hui cloîtrée à domicile pour cause de Covid-19. L’État social, dans les pays où il existe (encore), apparaît comme le dernier espoir de contenir l’épidémie. Les institutions internationales (l’Union européenne, l’ONU, a fortiori le marché) semblent incapables de coordonner une réponse à la situation. Vingt ans après le mot resté célèbre de Lionel Jospin lors de la fermeture de l’usine Vilvorde – « l’État ne peut pas tout » –, la nouvelle décennie qui s’ouvre sera-t-elle celle d’un retour de la puissance publique ?

Pour comprendre les attentes nouvelles qui se cristallisent autour de l’État, encore faut-il appréhender le cycle historique qui depuis plusieurs décennies a vu son rôle se transformer.

Depuis les années 1990, son champ d’intervention a été remis en cause par la pensée néolibérale favorable au marché, ses capacités d’action ont été amoindries par l’explosion des échanges commerciaux internationaux, sa souveraineté atteinte par la construction européenne. Partout, l’État s’est affaibli et s’est vu imposer un changement en profondeur de son organisation et de son action. Au début des années 2000, il a été remodelé par les principes de la nouvelle gestion publique (new public management), apparue aux États-Unis pour corriger un État jugé inefficace et dépensier.

En France, trois grands textes législatifs – la loi organique relative aux lois de finances de 2001, la loi de révision générale des politiques publiques de 2007 et la loi de modernisation de l’action publique de 2012 – ont acté en une décennie l’introduction au sein des politiques publiques des principes issus de la gestion privée. Haro sur les dépenses, vive l’efficacité : la recherche de la performance est devenue la règle dans les services publics. L’ambition de mettre en place un État compétitif s’est ainsi accompagnée de la fixation d’objectifs et de l’obligation de résultat, devenues des conditions pour se voir allouer des budgets. De la Sécurité sociale aux universités, de l’hôpital à l’audiovisuel public et aux institutions culturelles, l’obsession de l’efficacité et de la limitation des coûts a exercé une pression écrasante sur les opérateurs publics, corollaire d’une incitation systématique à rechercher des financements privés pour pallier le manque croissant de moyens.

Cette logique, en apparence pragmatique, a pu dans certains cas améliorer l’efficacité des institutions publiques. Mais elle a surtout conduit à exercer une pression financière et psychologique considérable sur les agents de l’État. Forcés d’assurer toujours plus de missions avec toujours moins de personnel et de moyens, ceux-ci ont eu le sentiment d’une dégradation de leurs conditions de travail, jusqu’à craindre que leurs missions essentielles ne soient plus en mesure d’être assurées.

Par ailleurs, l’impératif de performance a conduit à considérer que l’État n’était plus forcément le meilleur opérateur pour assurer certaines missions d’intérêt général. Les « délégations de service public » – qui consistent à confier à des entreprises privées des missions jusqu’alors assurées par l’administration, par exemple dans les transports ou l’assainissement des eaux – ou encore les partenariats public-privé, ont pris le pas sur les services publics traditionnels. Partout, l’ambition a été la même : passer de l’État maître à l’État partenaire, voire à l’État « régulateur » ou encore « stratège ». Une manière positive de présenter une vaste entreprise de sous-traitance de ses prérogatives à d’autres – collectivités territoriales, secteur privé associatif ou lucratif.

Malgré le rideau de fumée de la novlangue administrative, les citoyens n’ont pas tardé, en France comme ailleurs, à éprouver les conséquences d’une telle politique. La fermeture d’antennes de services publics (tribunaux, maternités, hôpitaux, postes…) et la dégradation de la qualité de service, particulièrement dans les zones rurales et périurbaines, ont été durement ressenties par les catégories sociales les plus défavorisées.

La crise financière de 2008 a porté pour la première fois l’espoir d’une résurgence de l’État. Face à un marché devenu incontrôlable, les États du monde entier, à commencer par l’Europe et les États-Unis, ont massivement investi pour sauver les banques, démontrant que les moyens financiers existaient lorsque cela était nécessaire. La sacro-sainte règle d’austérité budgétaire pouvait donc être contournée, laissant penser que le mantra libéral There is no alternative (TINA, « il n’y a pas d’alternative [au marché] ») était devenu dépassé. Las, ce revirement a été de courte durée. L’État brancardier qui s’était porté au secours des économies nationales n’a pas tardé à se rétracter une fois sorti de la tempête.

En France, l’impossible renouveau de l’État a contribué à politiser la notion de service public, devenue au tournant des années 2010 un sujet d’affrontement marquant le décalage croissant entre le centre et la périphérie, entre les populations les plus aisées et les classes populaires. La puissance publique a été continuellement affaiblie par les différents gouvernements de gauche et de droite, au fil de réformes successives menées pour faire face à l’endettement structurel d’un État jugé toujours trop coûteux. La victoire d’Emmanuel Macron en 2017 a confirmé cette trajectoire. Ancien élève de l’ENA passé dans le secteur privé, inspecteur général des finances biberonné à la nouvelle gestion publique, le président a revendiqué dès sa campagne son appétit de réformes, souvent synonymes de coupes budgétaires. L’annonce de la mise en concurrence de la SNCF comme celle de la privatisation d’Aéroports de Paris laissaient pour leur part peu de doutes sur ses intentions. L’expression start-up nation indiquait clairement son ambition d’un État modeste, malgré un style colbertiste propre à la fonction présidentielle.

C’est alors que l’histoire, cette grande force disruptive, s’est chargée de bousculer le cours d’une politique trop prévisible. Le mouvement des Gilets jaunes a marqué l’exaspération d’une partie de la population à l’encontre d’un désengagement trop grand de la puissance publique. Une étude du Conseil d’analyse économique (CAE) parue en janvier dernier a souligné le lien entre la perte d’équipements publics et privés des communes et l’émergence du mouvement. La dénonciation de la mondialisation libérale et de l’Union européenne, des lobbies, des élites, corollaire d’une revendication de réhabilitation des frontières, a trop rapidement été analysée comme la seule expression d’un populisme poujadiste et xénophobe. En réalité, ancré dans une revendication démocratique, ce mouvement, rejoint à la fin de l’année 2019 par les manifestants hostiles à la réforme des retraites, a aussi et surtout témoigné de l’attachement de larges franges de la population aux institutions de l’État sous son versant social. Avant même le déclenchement de la crise sanitaire, l’enquête annuelle 2019-2020 sur la confiance dans les institutions menée par le Centre de recherches politiques de Sciences Po indiquait la permanence de taux de soutien élevés à l’hôpital (80 %), à la Sécurité sociale (69 %) et à l’école (70 %).

La crise du Covid-19 intervient donc dans un mouvement d’opinion potentiellement favorable au retour de l’État, qu’elle contribue encore à favoriser. La formule d’Emmanuel Macron « L’État paiera » ; l’autorisation donnée par l’UE de laisser filer les déficits budgétaires ; l’appel du Premier ministre Édouard Philippe et même du Medef (!) à la nationalisation temporaire d’entreprises en difficulté ; l’annonce d’un plan de soutien massif à l’hôpital… Contrairement à la pensée dominante des dernières années, l’État se révèle en mesure d’agir, vite et fort. Il a également illustré l’étendue de son pouvoir de réglementation et son monopole intact de la contrainte physique légitime : ordonnances, décrets et autres dispositions législatives d’exception ont permis de pourvoir au plus pressé et de boucler la population en un temps record.

Partout en Europe, à ce stade, l’État a démontré sa capacité à reprendre le contrôle de ses frontières, à unifier la nation, à afficher la solidité de l’autorité politique et à maintenir les institutions. Malgré des critiques croissantes sur la gestion de la pandémie, les cotes de popularité du pouvoir exécutif remontent (pour l’heure), démontrant le satisfecit donné à cet interventionnisme de la puissance publique. Plus encore, les premiers échos des collectivités territoriales laissent entrevoir une véritable déception à l’égard des entreprises chargées d’assurer des services publics, qui ont pour une partie d’entre elles déserté leur rôle depuis le début de la pandémie. Le reproche de ne pas jouer le jeu, adressé aux entreprises liées à l’État, pose la question de l’efficacité du secteur privé pour assurer des missions d’intérêt général en temps de crise.

Reste à savoir dans quelle mesure cette résurgence sera pérenne, et surtout quelles formes l’action de l’État prendra dans l’avenir. Dans le cadre économique de l’après-coronavirus, rien ne laisse penser que les dogmes de la nouvelle gestion publique vont disparaître : on demandera demain toujours plus d’efforts aux services publics dans un cadre budgétaire contraint. En outre, il ne suffira pas de vouloir pour pouvoir. Habitué de longue date à abandonner ses prérogatives à d’autres, l’État est confronté à un déficit de savoir-faire en termes logistiques et humains qu’il faudra combler. Il s’agira enfin de voir comment les pouvoirs publics feront face à la récession économique et budgétaire qui frappera l’Europe et le monde dans quelques semaines.

Il n’en demeure pas moins que la délétère mise en concurrence des acteurs publics avec le secteur privé gagnerait à être ralentie. Que les représentations positives de l’État, déjà largement répandues dans l’opinion, pourraient se voir renforcées chez les décideurs politiques eux-mêmes, et les guérir du virus de leur fascination pour le secteur marchand. Et que, dans un contexte de péril environnemental – dont l’actuelle crise sanitaire est un symptôme supplémentaire –, le modèle d’un service public voué à l’intérêt général retrouve un avenir. 

 

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