« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Ainsi s’exprimait le 12 mars le président Macron dans son allocution de guerre au coronavirus. Le ton n’est pas celui auquel il nous avait habitués jusque-là ; on l’a connu plus conciliant vis-à-vis des lois du marché.

Cette crise confirme en effet avec brutalité les maux de notre système de santé, les conséquences de choix politiques erronés, hasardeux (pénurie de masques et de tests de dépistage), faits au cours des dernières décennies en matière de sécurité sanitaire et sociale. Ces choix ont été présentés sous couvert de « modernisation », de « rationalisation », « d’adaptation » de notre système au nouveau cours du monde. Ils ont la plupart du temps comme dénominateur commun de soumettre ce secteur, comme bien d’autres, aux seules logiques de rationalité gestionnaire afin qu’il ne soit plus, selon l’expression consacrée, un frein à la croissance. La substitution quasi généralisée du terme de « charges » à « cotisations sociales » en est l’emblème.

De fait, la pandémie a opéré comme un rappel violent de principes qui sont censés prévaloir depuis la Libération, mais que la crise actuelle a rechargés en signification. Tout se passe comme si le monde politique, la société dans son ensemble, avaient régulièrement besoin de piqûres de rappel. Un effet salutaire cher payé.

« Sécurité sociale » : le Covid-19 a redonné leur sens littéral aux deux mots qui composent l’expression. Dans le contexte pandémique actuel, « sécurité » retrouve sa pleine signification. Celle de chacun d’entre nous est menacée par le coronavirus. Le risque sanitaire s’impose avec une violence inédite au cœur des risques économiques et sociaux. « Sociale », l’expérience que nous vivons conduit la plupart d’entre nous, même parmi les plus individualistes, à prendre conscience de notre interdépendance. Elle a pour effet de nous rappeler à la solidarité, d’en faire une exigence à laquelle personne ne peut se dérober sous peine de mettre sa vie et celle des autres en danger. À l’exception de ceux qui, comme Boris Johnson, ont eu un moment la tentation de choisir la voie de l’auto-immunisation, autrement dit le chacun pour soi.

Cette pandémie nous amène à redécouvrir quelques principes de base dont le premier est qu’il ne peut y avoir de liberté dans une situation d’insécurité, qu’elle soit de nature politique, économique ou sanitaire et sociale. Personne ne peut être laissé de côté sous peine de menacer la collectivité dans son ensemble ; c’est ce que rappelle avec force le défi du confinement des personnes à la rue. Il revient à l’État de construire et d’assurer les conditions d’une sécurité générale. C’est sa finalité première. C’est le projet de l’État social et de la Sécurité sociale en particulier. L’interdépendance sociale est un fait de société. Elle exige d’être organisée selon les principes d’une solidarité nationale. La Constitution de 1946 entendait garantir « à tous […] la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». La solidarité est alors explicitement corrélée à l’égalité. Elle en est la condition.

À la Libération, parmi les institutions chargées de concrétiser ce projet politique posant des limites à la logique économique pour dessiner un horizon commun – la sécurité dans la société –, l’institution Sécurité sociale occupe une place centrale. Selon la formule consacrée, chacun participe selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. Même logique, même objectif politique dans le développement du droit du travail qui vise à protéger le travailleur dans une relation professionnelle profondément inégalitaire.

Or, depuis plusieurs décennies, cette solidarité n’a cessé d’être mise à mal, de connaître des limitations, de se voir opposer des bornes, des restrictions. Au nom de la « rationalisation » et d’un management plus efficient (le new public management), les logiques néolibérales qui ont prévalu dans la gestion de l’État social depuis la fin des années 1970 se sont traduites non seulement par des politiques restrictives mais aussi par une réorientation à bas bruit des principes fondamentaux et des finalités des institutions sociales.

La pandémie nous permet de saisir très explicitement le recul sensible de la fonction politique première de l’État au profit d’un rôle de facilitateur d’une mondialisation économique qui le ruine en retour. Ainsi le fonctionnement de l’ensemble de la société se trouve soumis aux contraintes gestionnaires qui en découlent. Réductions des protections inhérentes au droit du travail, délocalisations de production de médicaments essentiels, logiques de flux tendu importées de l’industrie (la carence des masques en est le vivant exemple)… Dans le système de protection sociale, la place de plus en plus importante donnée à l’acteur privé et à l’autoprotection, présentée comme vecteur de responsabilisation individuelle, en sont deux tendances majeures.

Force est de constater qu’on s’est détourné progressivement d’une Sécurité sociale vouée à la transformation sociale telle que les réformateurs de la Libération l’avaient imaginée. C’est dans cette logique économiciste subordonnant l’ensemble de la société aux logiques marchandes que s’est développée la remise en cause du socle doctrinal de 1945. Le court-termisme, les politiques empiriques sans principes directeurs, tiennent lieu de réponse à la détérioration de la situation sociale.

Soulignons enfin que l’exigence éducative sans laquelle les citoyens ne peuvent pas faire leur les règles de solidarité, s’approprier les logiques d’interdépendance, a été perdue de vue au fil des ans. Or, le droit ne saurait exister seulement dans les textes s’il ne s’impose pas « dans les mœurs » (Pierre Laroque). Il ne suffit pas de poser des interdits si les contraintes qui leur sont inhérentes ne sont pas perçues comme légitimes. L’insuffisante couverture vaccinale ces dernières années (en particulier, celle de la rougeole) et les réticences d’une partie de nos concitoyens au confinement en sont l’exemple frappant. Mais la pandémie pourrait gonfler le nombre des participants au débat. Chacun se sent concerné, les témoignages, les prises de parole se multiplient. Elle n’est plus l’apanage des spécialistes. Augurons que cet épisode contribue à faire de la Sécurité sociale à la fois l’affaire de tous et une « création continue » comme le souhaitaient ses initiateurs à la Libération.

On peut espérer que la déclaration du président Macron annonce un réarmement de l’État social, de son secteur sanitaire en particulier. Les logiques qui ont prévalu depuis au moins quatre décennies, toutes tendances politiques confondues, appelleront, quand l’heure sera venue, un examen critique attentif de l’inadéquation des choix qui l’ont dénaturé et rendu difficilement apte à affronter les aléas de la crise sanitaire actuelle et de celles à venir. 

 

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