La défaite du centre

Ce qui me frappe, c’est l’échec historique et idéologique du centrisme en France. Ce qui se passe aujourd’hui ressemble à la répétition de plusieurs des déboires qu’il a connus au long de la Ve République : la défaite d’Alain Poher face à Georges Pompidou en 1969 ; la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, qui s’est mal terminée ; la disqualification de Raymond Barre en 1988 dès le premier tour de la présidentielle… jusqu’à la défaite en 1995 d’Édouard Balladur face à un Jacques Chirac transformé en candidat anti-fracture sociale.

Sous cet angle, Emmanuel Macron représente sans doute l’une des expériences centristes les mieux réussies. Il est parvenu à faire travailler ensemble centre droit et centre gauche pendant sept ans. Seulement, la situation politique actuelle montre les limites de l’expérience centriste dans la vie politique française. Le centre a-t-il un problème historique en France ? Je n’en suis pas certain. Des régimes centristes ont bien fonctionné tout au long de la IIIe et de la IVe République, qui présentait un bloc libéral face à la gauche communiste et au mouvement gaulliste. Nous nous retrouvons aujourd’hui avec trois grands blocs sans majorité cohérente, mais à la différence de la situation sous la IVe République, nous n’avons pas d’Assemblée forte avec un système proportionnel qui faciliterait les compromis.

« Aujourd’hui encore, les institutions créent de la division alors que les enjeux réclameraient des approches plus pragmatiques. »

Les institutions créées à l’initiative de De Gaulle ont scindé le pays en deux, de manière presque artificielle. Une présidence accaparant tous les pouvoirs est devenue la plaque tournante du système. Je ne suis pas certain que la bipolarisation fondatrice du clivage droite-gauche ait toujours reflété des divisions réelles. Lorsque François Mitterrand est arrivé au pouvoir en 1981, il a peut-être rêvé de transformer la société, mais il ne lui a fallu guère plus de six mois pour passer à autre chose. Aujourd’hui encore, les institutions créent de la division alors que les enjeux réclameraient des approches plus pragmatiques. 

La Ve République n’a jamais été un régime dans lequel le Parlement a vraiment fonctionné, même au temps des cohabitations. Il me semble que c’est trop attendre de cette chambre que de penser qu’elle pourrait être la source d’une nouvelle culture du compromis. 

 

« Des mensonges qui élèvent »

La crise actuelle démontre que les partis politiques tournent un peu à vide, empruntant commodément de grands thèmes de la mythologie française : la révolution, la souveraineté, le sauveur, etc. J’avais noté lors de la campagne de 2017 ce goût de l’abstraction. Révolution, le livre-programme d’Emmanuel Macron, ne comportait aucune proposition concrète – c’eût été inimaginable ailleurs qu’en France !

Pour passer des compromis, mieux vaut être concret. Or, dans la culture politique de la Ve République, on est plutôt dans l’abstraction, avec de grandes oppositions binaires : le progrès contre la réaction, la rupture contre la continuité, la pureté contre la trahison… Évidemment, un tel contexte ne favorise pas les rapprochements entre formations politiques dans le but de véritablement traiter les problèmes. J’ai noté cette phrase merveilleuse du général de Gaulle : « Je préfère les mensonges qui élèvent aux vérités qui abaissent. »

« Sous la Ve République, il subit la polarisation institutionnelle »

Ce qui complique les choses, me semble-t-il, ce sont les demandes contradictoires des Français qui expriment une envie de politique concrète tout en restant attachés à des institutions qui leur promettent un avenir radieux. L’institution présidentielle conserve, malgré tout, une forte légitimité. Peut-être est-ce pour traiter ces attentes confuses que François Hollande avait cherché à normaliser, de façon maladroite, la fonction présidentielle. La présidence Macron est non seulement trop abstraite mais aussi trop éloignée du réel. Comment faire pour rattacher une institution « jupitérienne » à la réalité concrète ?

 

Demandes de rupture

J’ai été frappé, lors des élections législatives de 2024, par la demande de rupture incarnée aussi bien par Jean-Luc Mélenchon que par le Rassemblement national, Bardella parlant de « rupture responsable ». Même le parti de Macron se présente comme une « Renaissance ». Chacun promettait des choses qu’il savait ne pouvoir accomplir, mais l’électorat attendait, au moins en partie, ce type de langage. Cette demande de rupture est puissante : si l’on additionne les voix de la gauche et celles du RN, ces utopies contradictoires totalisent deux tiers des voix.

Loin des métropoles, les Français sont véritablement exaspérés. Si l’on visite certains territoires, on constate que l’État s’en est retiré, il y a des demandes criantes de retour des services publics, d’interventions étatiques, de créations d’emplois, pour que la vie sociale renaisse.

Le débat public se nourrit de références répétées à un passé mythifié qui unifie les conquêtes sociales de 1936 et de 1945. C’est ce qui rend difficile la représentation politique. Tout le monde dit peu ou prou vouloir maintenir le service public. Comment, dès lors, faire un choix électoral raisonné ? D’autant que le réalisme imposerait plutôt de dire où l’on trouve les financements, comment et où investir. Mais là, ça devient plus compliqué. 

 

La désertion des grands intellectuels

Je note une absence de pensée intellectuelle qui pèse dans le débat politique, au moins depuis 2017. L’usage des abstractions demeure dans le champ politique, alors même que les grands intellectuels sont bien moins présents. Ils se sont peut-être réveillés au moment où l’on a cru que le Rassemblement national allait accéder au pouvoir, seulement ce réveil tardif montre à quel point ils avaient été silencieux depuis 2017. 

En fait, l’un des aspects les plus marquants du point de vue de la vie intellectuelle française, c’est à quel point toutes les problématiques sont dominées par la droite radicale depuis au moins une dizaine d’années. En face, je ne dirais pas qu’il n’y a rien mais les intellectuels hésitent à s’engager dans la bataille et à donner une épaisseur idéologique au macronisme.

« Peut-être que le centre est incapable d’incarner une utopie en France. »

Les grands courants idéologiques de la Ve République qu’étaient les mouvances gaullistes et communistes se sont éteints depuis de nombreuses années. D’autres sont en crise profonde, comme la social-démocratie. Rien ne les a vraiment remplacés. En face de la droite extrême, il y a un vide. Emmanuel Macron, en achevant en 2017 ce qui restait du gaullisme et du socialisme, a soulevé l’espoir d’une refondation d’un courant politique pro-européen et libéral. Il avait les coudées franches pour créer quelque chose de nouveau. Il a manifestement échoué. 

Je pense qu’il faudra encore un peu de temps pour établir le certificat de décès du macronisme. Nous n’aurons pas trop de ce recul pour comprendre ce qui n’a pas marché : était-ce lui ? son parti ? les idées qui ont fait défaut ? Manquait-il d’une réelle ambition sur le plan idéologique ? Force est de constater qu’il n’a pas réussi à incarner une utopie de remplacement. Peut-être tout simplement parce que le centre est incapable d’incarner une utopie en France. C’est la difficulté de la situation actuelle. Certains dirigeants socialistes seraient prêts à des compromis, mais les attentes de leur électorat, profondément unitaire et attaché aux grandes valeurs d’une gauche traditionnelle, les en empêchent. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

Vous avez aimé ? Partagez-le !