Quels sont ces voies et ces moyens ?

Il y a d’abord les élections et l’expression du fait majoritaire. Il y a aussi la loi. Et sinon, spécialement quand le fait majoritaire ne permet pas de trancher une situation – ce qui est le cas aujourd’hui –, il y a la recherche nécessaire du compromis qui peut déboucher sur un contrat. C’est la vie normale dans les entreprises. On appelle cela la démocratie sociale.

Certains pensent que le compromis, c’est la compromission ?

Le compromis consiste à trouver un chemin commun avec des gens qui ne pensent pas comme vous mais qui ont, comme vous, un intérêt à convenir d’une solution pour débloquer la situation ou progresser. Il permet de faire avancer une partie de ses idées tout en acceptant que l’autre en fasse de même avec une partie des siennes. C’est souvent un acquis que l’on construit en étant combatif. Ce n’est en aucun cas un renoncement, comme certains l’ont pensé parfois dans le monde syndical et surtout dans le monde politique, qui est marqué par une culture, un imaginaire du compromis comme compromission. La trahison, c’est quand vous adhérez aux idées de l’adversaire ; le compromis, c’est lorsque, par la confrontation des points de vue, vous finissez par trouver un accord qui scelle un rapprochement – même partiel – entre les deux parties. 

La possibilité d’un compromis nécessite donc que chacun fasse un pas vers l’autre ?

Sinon, ce n’est pas un compromis. J’ai été confronté à un président, Emmanuel Macron, qui considérait qu’un compromis consistait à faire comprendre aux autres pourquoi ils devaient adopter ses positions. Ça ne marche pas comme ça ! Chacun sait – ne serait-ce que dans sa vie personnelle – que la vie est faite en permanence de compromis. Quand on vit en société, on ne fait pas toujours ce que l’on veut, il faut tenir compte d’avis contradictoires. J’admets que c’est moins facile en politique que dans la vie personnelle, mais on voit bien qu’il y a urgence. 

« Ne jamais vouloir humilier l’adversaire, parce qu’un compromis succède à un autre. »

Quelles sont les conditions nécessaires pour aboutir à un compromis ?

Reconnaître la légitimité de celui qui est en face. Être loyal, respecter sa parole. Ne jamais vouloir humilier l’adversaire, parce qu’un compromis succède à un autre. Avoir la volonté de trouver un terrain d’accord même si vous ne savez jamais si vous allez réussir. J’ai conservé de ma vie de responsable syndical le souvenir de gens qui entraient dans les négociations en n’ayant qu’un objectif : que la négociation capote. Je me demande si actuellement certains politiques ne sont pas animés par les mêmes intentions…

Vous avez souvent été accusé d’être trop conciliant…

Ah oui, je me suis fait traiter de social-traître plus souvent qu’à mon tour – cela m’a toujours laissé de glace –, mais on ne m’a quasiment jamais attaqué sur le contenu de ce que nous avons pu signer. Mon premier accord comme secrétaire général de la CFDT portait sur la sécurisation de l’emploi. Il permettait notamment que la moitié de la complémentaire santé des salariés du privé soit payée par l’employeur. Je venais d’une petite entreprise où l’on n’avait pas de gros salaires et je savais ce que cela coûtait de payer sa mutuelle à 100 %.

Que pensez-vous de la situation politique actuelle ?

Je trouve hallucinant que les responsables politiques de l’arc républicain ne se soient pas déjà assis autour d’une table pour se mettre d’accord sur quelques points fondamentaux – disons une dizaine. Pas ceux dictés par leur appareil politique, mais ceux exprimés par les Français, qui ont tout de même voté à trois reprises en juin et juillet.

Quels sont les points qui vous paraissent incontournables ?

La question des retraites, des salaires et du pouvoir d’achat. Le logement est aussi un sujet qui menace d’exploser. Il faudrait également se préoccuper des questions de sécurité – les Français se sont exprimés dans ce sens lors des élections. Enfin, il y a un sujet de fiscalité, avec la contribution des plus riches. J’ajouterais le traitement de la pauvreté, l’éducation, la santé, la question environnementale et la démocratie. Beaucoup a été dit sur ce sujet après les Gilets jaunes dans ces cahiers de doléances qui ont été enterrés. 

Quelles pourraient être les voies d’une sortie de cette crise ?

La gauche est arrivée en tête mais sans pouvoir former une majorité stable. La voie d’un compromis pourrait consister à chercher les moyens d’élargir cette majorité. Quitte à prendre à témoin le pays pour appuyer la demande très claire en matière sociale. En l’absence de majorité absolue, il n’y a pas d’autre voie que la recherche de compromis pour permettre des débouchés concrets aux demandes prioritaires, aux messages clairs et diversifiés des électeurs.

« Le clivage gauche-droite reste pertinent, mais n’interdit pas de se mettre d’accord sur certaines mesures »

Quels messages retenez-vous des élections ?

Une demande sociale très forte s’est exprimée à gauche, mais aussi chez les électeurs du RN. Tout comme un désir de service public dans ces deux électorats. Et une demande de sécurité, que l’on retrouve aussi à gauche. Il faut arrêter de penser que la préoccupation du salaire est à gauche et celle de la sécurité à droite. Ce qui existe, en revanche, ce sont des façons différentes de traiter les questions. Le clivage gauche-droite reste pertinent, mais n’interdit pas de se mettre d’accord sur certaines mesures. 

Qu’est-ce qui bloque actuellement ?

En dehors d’une absence de culture du compromis, plusieurs choses. Chacun hésite, beaucoup ont les yeux rivés sur 2027, mais il faut aussi admettre qu’il est difficile de discuter avec un camp présidentiel qui n’a jamais voulu tendre la main à quiconque. Il faut avoir bon caractère. Le président ne peut devenir l’apôtre du rassemblement après l’avoir si longtemps rejeté. Les Insoumis portent également une part de responsabilité en fracturant la vie politique et en entraînant la gauche sur des positions maximalistes. Les politiques devraient méditer la leçon des Français qui, majoritairement, ont réussi à se rassembler, à ne pas forcément voter pour leur candidat préféré afin de rejeter massivement le Rassemblement national. C’est tout de même un fait politique majeur, qui devrait pétrir l’attitude de l’ensemble des responsables politiques de ce pays. 

« Emmanuel Macron n’incarne pas le centre, mais une politique de droite illisible ! »

Pourquoi la logique du contrat n’est-elle pas inscrite dans notre héritage politique, à la différence de celui de l’Allemagne par exemple ? 

Peut-être parce que la gauche réformiste a eu plus de mal à se construire chez nous que la gauche révolutionnaire. Un certain nombre d’hommes politiques représentant la première – je pense à Mendès France, à Rocard, à Delors – n’ont pas assez longtemps gouverné. Il y a aussi cette fascination pour l’élection d’un homme – et d’ailleurs d’un homme, jamais d’une femme. La proportionnelle nous forcerait à aller vers la logique des compromis. Quand j’étais président de la Confédération européenne des syndicats, j’ai constaté que les Allemands savaient que le parti pour lequel ils avaient voté n’aurait pas la majorité à lui seul, qu’il serait forcé de rentrer dans une coalition. Ce n’est pas notre culture politique au sommet, mais, dans la société, on n’est pas très éloigné de ça. Il y a plein d’endroits où l’on trouve des solutions aux problèmes par le dialogue. Même si le compromis est souvent pris pour un truc mou, indigne des rois des estrades. C’est injuste parce que le compromis est un sport de combat. Il est plus dur de construire un accord sur l’organisation du travail que de rester dans son local syndical à vitupérer contre le patronat ou de monter en tribune faire des éclats.

Tenter un compromis, n’est-ce pas courir le risque d’être aspiré par un centre incarné par Emmanuel Macron ?

Mais Emmanuel Macron n’incarne pas le centre, mais une politique de droite illisible ! Il a ruiné l’idée même du compromis. On me disait en 2016 et en 2017 qu’il serait le nouveau Rocard, je n’y ai pas cru un instant. Il a surfé sur la formule « et de droite et de gauche », or l’idée du compromis, ce n’est pas de considérer qu’on est à la fois le syndicaliste et le patron, c’est de tenir sa position. C’est dommage parce qu’il y avait une attente forte des Français en matière de maniement de la nuance, de la complexité, de la coopération, de l’engagement local.

Les oppositions ne sont pas toutes de façade. N’expriment-elles pas aussi des divergences politiques profondes ?

Les désaccords sont très sains en démocratie. Signer des compromis, cela ne signifie pas renoncer aux rapports de force, loin de là. Ni même à exprimer des positions radicales. Le compromis n’est incompatible qu’avec les radicalités de posture. Ces questions de posture sont un peu ce qui ruine la capacité à s’engager dans le dialogue sincère. Les postures n’aboutissent qu’à l’exacerbation de la conflictualité. De mon expérience passée de négociateur, j’ai tiré l’enseignement que l’on peut exprimer des désaccords sans lancer d’anathèmes. L’hystérisation du débat démocratique n’est pas du tout en phase avec ce qui se passe dans notre vie de tous les jours. Que demande-t-on à ceux qui s’engagent dans la vie publique ? D’obtenir des résultats. Pas d’avoir les mains propres mais vides, mais de les mettre dans le cambouis, de prendre des risques et de les assumer, de défendre d’arrache-pied leurs idées. Aucun camarade ne m’a jamais dit : « Passe un compromis avec le patronat », pourtant j’ai souvent entendu des travailleurs se féliciter de tel ou tel résultat. Cela nécessite un peu de courage, de dépassement de soi. Pendant la réforme des retraites, une voie de compromis se serait ouverte, on y serait allés, même si je me serais sans doute fait défoncer. Seulement cela ne s’est jamais présenté et, en fin de compte, on a certes connu le plus grand mouvement social depuis très longtemps, mais on a perdu. Si j’ai toujours recherché des compromis, c’était donc uniquement par goût du résultat. 

« La démocratie du coin de la rue est bien plus vivante qu’on ne le croit »

La division en trois blocs politiques irréconciliables n’est-elle pas le signe de l’« archipélisation du pays » qu’évoque Jérôme Fourquet ?

C’est le monde politique qui est archipélisé, et même recroquevillé, pas la société ! Je vois une société tendue, fracturée par les inégalités, mais pas archipélisée. Les gens prouvent tous les jours qu’ils sont capables de vivre ensemble, de monter des projets collectifs, de répondre aux préoccupations des autres. Je suis certain que les Français sont beaucoup plus nuancés et lucides sur les compromis à opérer que ne le sont les responsables politiques. La démocratie du coin de la rue est bien plus vivante qu’on ne le croit. Il y a de multiples endroits où les gens s’organisent de manière autonome. Dans la banque mutualiste que j’ai rejointe, il y a des assemblées où quatre-vingts personnes – petits patrons, agriculteurs, ouvriers… – réfléchissent ensemble autour de sujets. À chaque fois que l’on évoque ces expériences, certains politiques ou même des administrations vous rétorquent que c’est « anecdotique ». Je crois au contraire que c’est tout sauf anecdotique. Tout n’est pas rose, je ne décris pas un monde idéal, mais je me méfie des prophéties autoréalisatrices qui disent que tout va mal. Il y a dans la société à la fois une aspiration à plus de démocratie et une tendance au repli sur soi. 

Une administration toute-puissante est-elle un frein à la culture du compromis ?

C’est vrai qu’il y a une vision dominante dans notre pays, celle de décisions venant d’en haut et le plus souvent uniformes. Les politiques ont toutefois la capacité de faire bouger l’administration pour qu’elle s’adapte à des politiques au cas par cas. On peut corriger des logiques de suradministration, un certain mythe de l’égalité qui pousserait à faire la même chose à l’hôpital de Brest qu’à celui de Mende. Cela dit, quand on voyage un peu, on entend beaucoup de gens dire que notre administration très solide est une chance en matière de pérennité de l’action publique. Il ne faut surtout pas l’affaiblir, mais, au contraire, se féliciter d’avoir des hauts fonctionnaires qui tiennent la route. Néanmoins, à côté d’une administration qui pourrait être plus décentralisée et d’hommes politiques dont il faut considérer, une bonne fois pour toutes, qu’ils ne peuvent pas tout régler – contrairement à ce qu’ils veulent nous faire croire –, il faut faire appel à l’initiative et à la responsabilité, donner du pouvoir d’agir aux citoyens, aux élus locaux, aux corps intermédiaires…

Une des solutions se situe-t-elle à l’échelle locale ?

Je crois qu’effectivement, en dehors de quelques sujets comme les retraites, on ne peut pas tout décider au niveau national. Sur la question environnementale, tout en donnant des cadres, il faut développer la capacité d’agir au plus proche des territoires, c’est fondamental. Dans les entreprises, on voit bien que les négociations de branches sont à l’arrêt, beaucoup peut se passer dans les entreprises – y compris concernant la conditionnalité des aides qui leur sont octroyées. Pareil dans les territoires. Le processus démocratique est à réinventer, mais on ne part pas de rien, de nombreux élus de tous bords ou même sans étiquette prennent des initiatives intelligentes. 

« L’idéal, c’est pour moi d’accepter la nécessité qu’il y a de se mobiliser pour avancer, défendre des idées »

Les conventions citoyennes, à l’échelle locale ou nationale, sont-elles une voie à suivre ?

Ce n’est pas un modèle adapté à tout, mais on a pu voir que celle sur la fin de vie a permis de construire du consensus et du compromis. Même celle sur l’environnement n’a pas été sans effets positifs à travers la loi Climat et résilience – toutefois, à partir du moment où le président avait dit qu’il prendrait à peu près toutes les propositions de la convention et qu’il ne l’a pas fait, cet héritage a été dévalorisé. Sinon, ce sont de bons dispositifs pour traiter de sujets complexes. 

La situation politique actuelle vous paraît-elle dangereuse ?

Je suis effaré par ce que j’ai entendu pendant mes vacances. Les gens ont l’impression que l’on se moque d’eux – et je reste poli, car ce n’est pas dans ces termes qu’ils l’expriment. Il y a eu la parenthèse dorée des JO et, là encore, les Français nous ont donné une sacrée leçon. Je me suis baladé : aux Tuileries, j’ai vu des gens chanter ensemble Johnny Hallyday puis Joan Baez ; dans un camping de Bretagne, les gens étaient heureux d’être ensemble devant la télé à regarder Léon Marchand. Si on n’était pas dans cette crise politique, on aurait pu surfer sur cet état d’esprit. Mais là, ce n’est plus possible. Et on ne voit pas comment les choses peuvent se dénouer. 

Quel risque court le pays si un compromis n’est pas rapidement trouvé ?

Ce qui nous guette – on en voit déjà les prémices –, c’est un désintérêt, une distanciation voire un rejet vis-à-vis de la chose publique : « Démerdez-vous, ce cirque dure depuis trop longtemps. » Le risque est grand qu’une forme d’anxiété se généralise. Nous ne sommes pas la Belgique, État fédéral, qui a pu se passer d’un gouvernement pendant un long moment. Et je crains que l’anxiété radicalise encore plus une forme de retrait des Français par rapport au commun. On a assez d’expérience pour savoir sur quoi débouche cette radicalité. Le risque est encore et toujours le RN, qui vient tout de même de rassembler plus de 10 millions de voix. Et pourtant, au second tour des législatives, les Français nous ont donné une leçon : ils ont fait preuve de sagesse et de maturité en désignant un cercle républicain pour gouverner. 

Comment expliquer cette défiance à l’égard des politiques ? 

Cela vient de ce que les problèmes cruciaux dans notre société – les inégalités, les services publics qui se dégradent, le logement – ne sont pas traités, même pas abordés sérieusement dans le débat politique. On ne parle pas aux Français de leur vie quotidienne. Nous avons pourtant de très bons politiques, mais la logique institutionnelle présidentielle plombe tout. Elle installe l’idée que l’on gagne ou pas, que c’est tout ou rien et qu’il n’y a jamais de juste milieu. Je suis persuadé que la culture du compromis trouverait une place naturelle dans notre pays si on voulait bien s’apaiser un peu, s’écouter, dialoguer. Se confronter, s’affronter, mais dans un cadre raisonnable. En 2023, j’ai publié un livre titré Du mépris à la colère. Cette colère, on l’a sentie monter, et depuis longtemps, on savait qu’elle s’incarnerait dans le RN. Cette fois-ci, ce n’est pas passé loin, mais si l’on continue… 

Conservez-vous un espoir que la crise se dénoue ?

Je suis confiant dans le fait que, face au danger démocratique qui nous guette, des députés de différents bords politiques, de droite, du centre et de gauche, se mettent d’accord sur une sorte de programme de rénovation. J’en connais un paquet, des gens très respectables qui sont en politique simplement parce qu’ils veulent représenter leurs concitoyens et qui sont conscients qu’il faut sortir de l’impasse. Ils ont des idées arrêtées sur les choses, mais, devant la gravité de la situation, ils peuvent bouger pour trouver des accords.

D’où vous vient cette passion du compromis ?

J’ai grandi dans une famille où l’on combattait autant les dictatures d’Europe de l’Est que celles d’Amérique du Sud. Tout simplement parce qu’écraser l’expression des idées contraires, c’est l’exact opposé de la démocratie. Cela m’a sûrement convaincu qu’il faut se battre sans avoir le désir d’écraser l’autre. Je suis habité par une utopie mobilisatrice. L’idéal, c’est pour moi d’accepter la nécessité qu’il y a de se mobiliser pour avancer, défendre des idées, obtenir petit à petit des avancées. Ce qui implique de reconnaître que l’autre peut être parfois un adversaire, parfois un partenaire. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON, EMMA FLACARD, ÉRIC FOTTORINO & PATRICE TRAPIER

Vous avez aimé ? Partagez-le !