Qu’est-ce qu’un compromis en démocratie ?

Le principe de la démocratie, c’est de résoudre les problèmes de la vie commune par les mots, le dialogue, et non par la violence. Idéalement, le dialogue devrait être le plus rationnel possible – c’est ce qu’a théorisé le sociologue Jürgen Habermas. Mais, dans les faits, s’il tend peut-être vers la rationalité, il ne l’est jamais complètement. D’où l’importance de l’art oratoire, qui permet de convaincre par le verbe, et du compromis, qui est l’aboutissement du débat. C’est au fondement même de la pratique démocratique : présenter son opinion, entendre une opinion différente, et prendre une décision commune dont on sait qu’elle ne sera pas idéale – aucune ne l’est, et toutes ont un coût ! – mais qu’elle sera la seule à même de régler les problèmes communs qui sont posés à ce moment et dans ce contexte précis.

À quelle condition le compromis est-il possible ?

Le compromis, en démocratie, n’est possible qu’à une condition primordiale : que tout le monde en accepte le principe et la pratique. Bien sûr, quand on négocie, on commence toujours par dire que c’est à prendre ou à laisser. C’est une stratégie incontournable. Il faut toutefois que, derrière cette posture, la porte soit en fait ouverte, que l’on soit prêt à faire évoluer par l’échange sa propre position. ll faut accepter le principe du compromis, faute de quoi il ne peut pas y en avoir.

Le processus peut être très long et complexe. On cite souvent, à juste titre, l’exemple de la démocratie allemande. L’Allemagne est gouvernée par des coalitions. Les différents partis discutent et négocient sur une longue période – parfois sur plusieurs mois –, pour aboutir à un programme de gouvernement qui ne correspond rigoureusement à aucun des programmes de chaque parti, mais sur la base duquel ils ont décidé d’agir ensemble. Ils s’installent dans une forme de relativité : ce n’est pas idéal, mais c’est ce qui est possible au vu de la situation actuelle.

C’est le fondement de la démocratie – et c’est ce qui la rend si critiquée et critiquable. Il n’y a pas de solution parfaite, on ne peut pas prendre totalement en compte les intérêts des uns et des autres, mais on accepte ce que l’on pense obtenir de mieux dans la direction que l’on souhaite.

Quand le compromis devient-il compromission ?

Quand on sort des valeurs communes. La démocratie implique le respect de la liberté et de l’égalité de tous les citoyens. Si l’on sort des principes qui les garantissent, il n’y a plus de compromis possible. Le compromis ne peut avoir lieu qu’à l’intérieur des principes républicains fondamentaux qui organisent la vie en société. 

Les institutions de la Ve République sont-elles propices au compromis ?

La France a la réputation d’être très hostile aux compromis, mais c’est moins une question d’institution que de culture politique. Rien, dans la Constitution, n’empêche le compromis, mais trop de politiques refusent d’en jouer le jeu. Nous entretenons, depuis la Révolution, une tradition politique qui veut que la réforme soit médiocre et impopulaire, tandis que la révolution serait belle et souhaitable. La radicalité est romantique ; la réalité est prosaïque. Si l’on aborde tous les problèmes politiques à travers une critique radicale, on ne laisse guère de place au compromis. Quand une partie de la gauche a des projets révolutionnaires, quand toutes les réformes proposées, et éventuellement nécessaires, sont radicalement critiquées et jugées « médiocres », « gestionnaires » ou « comptables », cela ne laisse guère de place au compromis. Dans ces discours d’inspiration révolutionnaire, le moindre dialogue entre élus républicains est perçu comme une compromission. Pourtant, discuter avec un autre parti est nécessaire. Il n’y a compromission que lorsque l’on discute avec des gens qui ne partagent pas les valeurs républicaines. 

Mais les électeurs ne sont-ils pas demandeurs de compromis  ?

On ne peut pas demander aux électeurs d’être plus rationnels que les hommes politiques. Dans tous les cas, il faut éviter de prendre l’électorat comme un tout statique. L’électorat, c’est l’ensemble des personnes avec lesquelles on peut et doit discuter. Et c’est aussi l’un des rôles des partis politiques – un rôle qu’ils ne remplissent d’ailleurs plus guère – que d’animer en leur sein une vie intellectuelle, de former politiquement leurs futurs électeurs. Cela implique d’expliquer les complexités du jeu politique et la nécessité de la négociation. Les partis politiques ne font plus le travail essentiel qui consiste à aider la population à se former un jugement politique. Les conventions ou les universités des partis, désormais, ne concernent plus que les militants et les hommes et femmes politiques. Il n’y a plus de lieu d’éducation de la population au fonctionnement de la démocratie. 

De quels exemples historiques pourrait-on, ou devrait-on, aujourd’hui s’inspirer ?

On peut penser par exemple aux compromis de 1945, entre de Gaulle et les partis issus de la Résistance intérieure, notamment les communistes, qui ont fait aboutir des projets très importants comme la Sécurité sociale, le statut de la fonction publique… Ces partis étaient on ne peut plus différents, mais ils ont pu s’entendre pour gouverner et reconstruire le pays. La IVe République est à cet égard intéressante : sous des apparences d’instabilité permanente, elle était gouvernée par un même groupe d’hommes politiques qui avaient tissé des accords, établi des compromis, qui leur ont permis d’avancer.

Et l’exemple de l’Union européenne ?

En effet, l’UE s’est créée grâce à des compromis successifs. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on se retrouve avec des choses surprenantes du point de vue de la rationalité ou de l’efficacité – conserver un site à Bruxelles et un autre à Strasbourg, changer de présidence du Conseil de l’UE tous les six mois… Mais le double site, Bruxelles et Strasbourg, est le fruit d’un compromis datant de l’époque où il fallait favoriser le rapprochement entre la France et l’Allemagne. La présidence du Conseil de l’UE, c’est la garantie que toutes les voix nationales sont représentées à parts égales. Avec son fonctionnement lourd, parfois contradictoire, parfois incompréhensible, l’Union européenne est aussi la matérialisation physique de plusieurs décennies de compromis. Leurs effets sont parfois ambigus, inattendus, mais ils ont permis à l’Europe d’avancer et d’accéder à une certaine réalité politique. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT

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