Dans Vivre avec nos morts, vous racontez avoir prié pour la première fois lorsque vous avez cru mourir. Votre rapport à la mort a-t-il déterminé votre vocation religieuse ?

C’est une coïncidence intéressante : au moment où je vous parle, je suis en train de préparer Yom Kippour, une fête traditionnelle qui voit se rassembler à la synagogue de nombreux juifs qui n’y mettent que rarement les pieds. La spécificité de Yom Kippour, c’est d’être une sorte de répétition générale de notre mort. On n’y mange pas, on n’y boit pas, on n’y parle pas. On est vêtu d’une sorte de linceul. Tout au long de la journée, on est dans un retrait extrême de la vie, comme si on s’entraînait à la mort. C’est assez étonnant, car je ne pense pas qu’on puisse « apprendre » à mourir. Je pense qu’on peut éventuellement apprendre à vivre, mais pas à mourir.

Mais il y a là dans le calendrier juif, alors même que l’on dit : « L’Chaim » (« À la vie »), tout le reste de l’année, un face-à-face annuel avec la mortalité.

Quant au rapport entre ma religiosité et la conscience de ma mortalité, les deux choses sont très certainement liées. Ce n’est pas étonnant, on raconte souvent que les gens ont commencé à croire en Dieu au moment où ils se sont sus mortels – ça, c’est la version simpliste.

« Je crois beaucoup aux traces, qu’on les traduise de manière croyante, athée ou agnostique »

Dans mon parcours personnel, j’ai compris que ma religiosité était surtout liée à mes deuils, notamment à la façon dont la mort a frappé ma famille. Les fantômes de la Shoah étaient présents durant toute mon enfance. Cette conscience de la mort a développé en moi une forme de religiosité au sens premier du terme, c’est-à-dire la conscience qu’il fallait créer un lien, qu’il fallait que je me « relie » aux générations passées, à ma tradition religieuse. Comme je le raconte dans Vivre avec nos morts, c’est vers l’âge de 10 ans que j’ai fait cette expérience très violente de ma mortalité, qui a ouvert une porte spirituelle dans ma vie. Je crois que c’est le cas de beaucoup de gens à cet âge – même si tout le monde ne devient pas rabbin pour autant. Mais j’ai aussi senti très tôt que mon judaïsme ne devait pas être qu’une affaire de mort, une religion de cimetière, et qu’il me fallait, par l’étude, trouver un chemin de vie.

Votre livre est sous-titré : « petit traité de consolation ». La religion est-elle une forme de consolation face à la mort ?

J’aimerais beaucoup ! Mais je ne crois pas que ce soit le cas. Je connais un certain nombre de personnes qui ont une forme de religiosité et qui sont parmi les plus angoissés face à la mort. Un médecin en soins palliatifs me disait même que les croyants étaient les personnes les plus difficiles à accompagner ! Certes, certains ont une foi absolue dans le fait qu’un au-delà les attend. Mais croire n’est en aucun cas une assurance contractée contre la peur de la mort. Prenez l’exemple de Moïse. Dans la tradition juive, il est celui qui s’est trouvé face à Dieu. Par définition, il ne peut pas douter de son existence ! Et pourtant, toutes les légendes rabbiniques à son sujet font de lui l’homme qui n’est pas prêt, qui a peur de mourir. Dans certains récits, il va même jusqu’à essayer de négocier sa survie avec Dieu. Qu’est-ce qui va alors le réconcilier avec la perspective de sa disparition ? Dieu le projette dans l’avenir. Il y a une scène dans le Talmud où Moïse retourne sur le mont Sinaï des milliers d’années plus tard et assiste à un cours délivré par un grand maître. Moïse est assis au fond de la salle, un peu comme un mauvais élève, et il ne comprend rien. Jusqu’à ce que le maître dise : « Cette sagesse, je l’ai reçue de Moïse, qui l’a reçue au mont Sinaï. » Moïse comprend alors que son message perdurera après lui, qu’il va grandir et se développer, comme un arbre dont il aurait planté la graine. La seule chose qui l’apaise, c’est de savoir que va survivre dans le monde un élément de son enseignement, qui sera plus grand que lui.

Est-ce à dire que la consolation passe par l’idée qu’un récit, que notre récit puisse nous survivre ?

Je crois beaucoup aux traces, qu’on les traduise de manière croyante, athée ou agnostique. Certaines personnes croient vraiment aux fantômes, aux visites des disparus. Mais ce n’est pas nécessairement littéral. Je pense qu’on est tous visités, d’une manière ou d’une autre, par les fantômes du passé. Pour moi, ce sont souvent les livres qui jouent ce rôle. Pour d’autres, ce seront les enfants, l’œuvre d’une vie, tout ce qui fait qu’on va changer l’avenir, et poursuivre une conversation avec les vivants lorsqu’on ne sera plus là.

« Nous vivons constamment entourés de nos deuils et de nos fantômes ; il y a une douleur sourde, étouffée, dont on ne parle pas »

Dans mon métier, je rencontre tous les jours des gens qui continuent de parler avec leurs morts et d’apprendre d’eux. Il y a quelque chose qui persiste, quelque chose d’indéfinissable dans la trace que l’on va laisser derrière nous et qui grandira, même si l’on ne dit pas grand-chose. Il y aura toujours des gens pour raconter ce qu’on a dit ou ce qu’on a tu, des gens pour le raconter fidèlement, d’autres pour nous faire dire n’importe quoi aussi, mais on continuera de parler au-delà de notre vie.

Pourquoi est-il important de faire entendre ces récits aujourd’hui ?

Nous vivons constamment entourés de nos deuils et de nos fantômes ; il y a une douleur sourde, étouffée autour de nous, dont on ne parle pas. Depuis la publication de mon livre, je reçois sans cesse par la poste des lettres d’endeuillés avec des photos et des histoires de disparus, comme si ma boîte aux lettres était une sorte de mausolée. Cela dit bien l’incapacité actuelle de notre société à accueillir cette parole, cette douleur, à entendre et à accompagner le deuil. Il est très dur d’amorcer ce débat, mais tous les ingrédients sont rassemblés aujourd’hui : le débat sur la fin de vie, la question des soins palliatifs, le Covid, les catastrophes naturelles… La mort frappe de plus en plus fort à notre porte, il nous faut en parler.

Il y a également ce malentendu autour du concept de deuil, et en particulier autour de l’expression « faire son deuil », qui est couramment utilisée sans que l’on sache bien s’il s’agit d’oublier sa souffrance ou de vivre avec…

En effet, c’est une expression dénuée de sens, surtout pour les gens qui vivent eux-mêmes un deuil. Dans la tradition juive, il y a un rapport particulier au deuil, qui se construit en plusieurs étapes. Quand quelqu’un meurt, on observe d’abord une semaine de deuil intense, très codifiée. Puis, on marque le mois de deuil, et l’année de deuil, comme s’il y avait différents paliers. L’idée sous-jacente étant, pour les rabbins, que si l’on fait trop longtemps le deuil de quelqu’un, c’est qu’on fait en réalité le deuil d’autre chose. Avec le temps, on dialogue avec notre souffrance. Mais si rien ne se passe, il faut se demander si c’est vraiment cette personne que l’on pleure.

« On tient nos morts à distance, on fait comme si cela n’existait pas, comme s’ils ne nous rendaient pas visite »

Dans le deuil, on doit pouvoir à la fois se rappeler et oublier. Le souvenir et l’amnésie sont tous deux des bénédictions. Dans la Bible, il y a un personnage assimilé au mal, à la douleur et au traumatisme nommé Amalek. Le texte dit en même temps : « Souviens-toi de ce que te fit Amalek » (Dt 25, 17), et : « Efface sa mémoire » (Ex 17, 14). C’est paradoxal et bouleversant, car la Bible nous dit : face à ton traumatisme et à ta douleur, souviens-toi de l’oublier. Il faut se souvenir de nos douleurs, de nos deuils, mais aussi s’assurer que notre avenir ne soit pas raconté uniquement par le prisme de cette perte, qu’elle ne devienne pas notre identité.

Notre société devrait-elle mieux accompagner les personnes endeuillées ?

À une époque, on portait du noir, on mettait des bandeaux sur les maisons en deuil. Je ne dis pas qu’il faut réhabiliter ces rites spécifiques, mais il faut se demander comment intégrer le deuil dans nos maisons, dans nos quartiers, dans nos écoles. Quand un enfant perd un proche, on le chuchote à l’école, comme si c’était une honte. On tient nos morts à distance, on fait comme si cela n’existait pas, comme s’ils ne nous rendaient pas visite, comme s’il y avait une porte hermétique entre les vivants et les morts. C’est un grand ratage. Il y a un manque de réflexion, aujourd’hui, sur les rites d’accompagnement, on a peur que cela soit morbide. Mais, au contraire, c’est un acte de vivant que de se soucier des morts et des endeuillés.

Quels recours apporte le judaïsme à une personne endeuillée ?

Par rapport à d’autres traditions religieuses, le judaïsme n’a pas de dogme sur la mort. C’est à la fois une force et un handicap. Contrairement à d’autres traditions où l’on vous dit, par exemple, que Jésus vous attend à bras ouverts, on trouve dans le judaïsme tout et son contraire. Quand quelqu’un meurt, on dit qu’il va « vers le Sheol », c’est-à-dire vers la Question : la mort n’est pas la réponse, elle est la question. Certains textes suggèrent que l’on va au paradis, dans une sorte d’Éden, d’autres parlent de réincarnation, d’autres évoquent le jugement après la mort, et d’autres encore expliquent que l’on survit dans la mémoire de nos proches. Quand j’accompagne quelqu’un dans ses derniers instants, toutes ces versions cohabitent. C’est embarrassant, mais c’est aussi d’une grande richesse car, à l’approche de la mort, on peut se connecter à de nombreux récits différents sur la Question.

« Ces rites établissent du collectif à un moment où il serait tentant de se déconnecter du vivant, de partir avec ceux que l’on a aimés »

Quant au deuil lui-même, il est extrêmement ritualisé : avec des prières à réciter plusieurs fois par jour, des visites, des aliments particuliers à manger et à ne pas manger, etc. Le but de tous ces rites est assez évident : ils sont là pour empêcher la solitude. Ils établissent du collectif à un moment où il serait tentant de se déconnecter du vivant, de partir avec ceux que l’on a aimés. Tout est alors mis en place pour que la communauté vienne à votre rencontre et s’occupe de vous. Le Kaddish par exemple, la prière des morts, doit être récité plusieurs fois par jour, mais ne peut être dit qu’en présence d’un minian, c’est-à-dire un quorum de prière de dix personnes. L’endeuillé a donc le devoir de réciter cette prière, et le devoir de s’entourer.

Un autre rite, moins connu, consiste à déchirer un vêtement. C’est aussi cela le deuil, un arrachement irréparable, indicible. On peut essayer de recoudre, mais on verra toujours la couture, cela ne redeviendra jamais comme avant. C’est cela qui est beau dans le rite, cette manière de pallier les défaillances du langage.

Le deuil est-il une expérience nécessaire, fondatrice de la vie ?

Je crois qu’on ne peut pas vivre sans deuil, que ce soit celui d’un proche, celui d’un amour ou celui de ses illusions – même s’ils sont tous très différents. C’est le propre de la condition humaine que de faire avec ce qui n’est plus. Je me souviens de cette petite histoire d’un enfant qui, à 12 ans, n’avait jamais prononcé un mot. Un jour, à table, il dit à son père : « Passe-moi le sel. » Tout le monde lui demande pourquoi il n’avait pas parlé plus tôt. Et il répond : « C’est parce que, jusque-là, tout allait bien. »

Cette histoire nous dit bien que si l’on ne manque de rien, on ne va pas se mettre à parler. Que nos mots, notre parole, donc notre relation à l’autre, dépendent de la perte. Ce qui nous relie est la conscience de ce que l’on a perdu. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & JULIEN BISSON

 

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