Dans la dignité
Par Cynthia FleuryTemps de lecture : 5 minutes
Qu’est-ce que mourir dignement ? Lorsqu’on écoute les individus évoquer cette notion, on entend leur crainte de voir disparaître, avec leur « autonomie », le sentiment de dignité d’eux-mêmes. D’abord parce que la société a un biais « autonomiste » pour concevoir la dignité, alors qu’il faudrait la situer du côté de l’autodétermination, et qu’elle a tendance à maltraiter ceux qui ne peuvent s’engager dans un rapport de force pour faire respecter leur dignité humaine. Mais également parce que l’individu intériorise de plus en plus la contrainte de la performance et assimile dépendance et perte de dignité. Donc « mourir dans la dignité » revient à imposer à autrui le fait de se conduire dignement envers celui qui est le plus vulnérable, quelle que soit sa situation de vulnérabilité. En sachant que cette obligation de conduite envers la personne qui désire abréger ses souffrances ou sa vie englobe l’ensemble des choix possibles et parfois antinomiques : soit pouvoir accéder à des soins palliatifs de qualité, soit pouvoir anticiper le moment de son départ, et être assuré dans ce cas de conditions dignes d’autodétermination, que celle-ci se fasse en personne ou par le biais d’un tiers de confiance en position de défendre vos directives anticipées. Aujourd’hui, même si la société française s’ouvre davantage à l’idée d’un possible recours, en situation de fin de vie, à une sédation profonde, l’interrogation demeure immense devant la question de la fin de la souffrance, quand celle-ci est jugée insupportable, donc « indigne » aux yeux de la personne, mais dissociable de la question de la fin de vie.
Aucun fait ne peut démentir la dignité de la personne
Quand commence la dignité ? Quand s’arrête-t-elle ? Symboliquement, la dignité est irréductible, inséparable de la personne humaine en tant que telle. Dans les faits, cette vérité se heurte trop souvent à une matérialisation délicate, et tous ceux qui basculent dans la dépendance craignent qu’on leur retire cette dignité, pourtant inaliénable. Cela arrive bien en amont du stade final de la mort. Une double peur traverse toutes les sociétés : d’une part, il y a la crainte d’être touché par une faille systémique – environnementale, par exemple –, qui pourrait nous faire basculer dans un régime d’incertitude, une vie dégradée jugée indécente ; d’autre part, même si chacun défend ardemment le principe de dignité pour soi, il y a la peur d’être contraint de se conduire de façon indigne. On a ainsi des soignants qui déclarent « ne plus pouvoir exercer leur métier dignement » et qui se sentent maltraitants envers les patients, ou encore des enfants contraints de placer leurs parents dans des Ehpad qui fonctionnent selon des modes dégradés, des citoyens révoltés mais impuissants face au sort des migrants ou des SDF, etc.
Le plus pauvre, le plus vulnérable, le plus malade d’entre nous est digne. Il n’y a pas de débat à ce sujet. C’est pourquoi tant de monde revendique la dignité. Aucun fait ne peut démentir la dignité de la personne. C’est sans doute l’une des plus belles conquêtes de la modernité, depuis le Siècle des Lumières. Cette autorisation du sujet à revendiquer sa dignité est une espèce de claque dans la tête du réel. Pour ma part, je défends absolument le caractère clinique de cette vérité : un individu conscient de sa dignité voit sa santé physique et psychique mieux protégée. Hélas, mon travail clinicien consiste trop souvent à devoir restaurer ce sentiment de dignité chez les victimes d’abus sexuels, de violences, de maltraitances considérables, qu’elles soient interpersonnelles ou institutionnelles.
On a souvent besoin de ressentir les pénibilités et d’expérimenter les vulnérabilités pour mieux les comprendre
Cela dit, nous ne pouvons collectivement nous satisfaire de la seule défense symbolique de la dignité. C’est le socle de tout combat, mais il n’a de sens qu’en s’incarnant dans une vie digne, des conditions de travail et de logement dignes, des relations dignes avec autrui et son milieu de vie. La dignité est l’affaire de tous, une affaire toute collective, une création commune, susceptible d’orienter notre agir citoyen.
Dans la clinique de la dignité, l’enjeu est, par exemple, de mieux répartir la charge du « prendre soin », qu’il s’agisse du care ou du dirty work (« sale boulot ») absolument nécessaire à l’« entretien » des villes, des corps des plus dépendants, etc. Ce « sale boulot » est souvent le pourvoyeur de nos dignités. Comment mieux faire en sorte, demain, que la dignité soit une affaire commune, et non simplement une propriété ontologique de chacun d’entre nous ? Une part de ce qui relève de cet « entretien » peut-elle être portée à plusieurs ? N’est-ce d’ailleurs pas déjà le cas à travers le bénévolat, qui concerne 20 % de la population française ? Allons chercher le reste ! Faisons de la fabrique de la dignité une affaire collective, une res publica. Pourquoi impliquer les corps dans la défense des grands principes démocratiques ? Précisément parce qu’on a souvent besoin de ressentir les pénibilités et d’expérimenter les vulnérabilités pour mieux les comprendre et formuler de réelles transformations de comportements et de protocoles. Tel est le sens de la clinique. L’enjeu est de comprendre que nous ne pouvons plus tout régler par la seule division des tâches. Il nous faut un « métier » commun, celui du « prendre soin », qui nécessite l’implication de nos corps dans les procédures publiques.
S’agissant de l’euthanasie, chacun comprend qu’il importe de protéger l’autodétermination des individus, tout en déconstruisant la fabrique du consentement que nous subissons tous. Plus de liberté demain nécessite plus de responsabilité, car les effets pervers de la loi sont bien connus. Mais il faudra aussi s’attaquer à un chantier plus global, annoncé depuis toujours, mais toujours repoussé : celui de l’acceptation culturelle de la vulnérabilité. C’est à ce prix-là, aussi, que l’on vieillira et mourra dignement.
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