ROUEN. L’entrée du service détonne. Deux arbres en métal encadrent une porte battante couleur corail. En hauteur, une plaque indique : « Unité de médecine palliative ». Dans ce service du Centre hospitalier universitaire Charles-Nicolle, à Rouen, un véritable effort est fait pour masquer le contexte hospitalier : présence de petits animaux de compagnie tolérée, visites hors des heures officielles autorisées, possibilité pour les proches de passer la nuit…

Importé du Royaume-Uni à la fin des années 1980, le concept des soins palliatifs vise à soulager l’ensemble des symptômes de maladies lourdes et complexes, bien souvent incurables. Quatre décennies plus tard, dans ce service normand pourvu de douze lits, le projet d’évolution de la loi sur la fin de vie interroge les soignants, sans pour autant susciter d’inquiétudes profondes ou de grands discours véhéments.

Les demandes d’euthanasie ou de suicide assisté restent extrêmement rares en soins palliatifs

« Si la loi passe, les soins palliatifs évolueront pour encadrer les demandes, or j’ai profondément foi dans notre discipline et dans la capacité des professionnels spécialisés à apaiser les patients devant la mort, à les convaincre de se laisser accompagner jusqu’au bout », confie Géraldine Hubert, infirmière du service qui a récemment accompagné une patiente atteinte de la maladie de Charcot. Au moment de son hospitalisation, cette dernière réclamait avec insistance qu’on l’aide à mourir. « Elle ne supportait pas la dégradation qu’entraîne cette maladie, dit l’infirmière. Comme notre équipe ne pouvait pas accéder à sa demande, elle était sur la défensive. Pourtant, une fois le lien de confiance établi avec elle et sa famille, sa souffrance prise en charge, elle a changé d’avis. Et le jour où cette dame est entrée dans les clous de la loi Claeys-Leonetti pour bénéficier d’une sédation profonde et continue, elle a finalement choisi de s’octroyer une semaine de vie supplémentaire. »

Selon le Dr Marco Gambirasio, chef du service, les demandes d’euthanasie ou de suicide assisté restent extrêmement rares en soins palliatifs et sont presque toujours des demandes par défaut. « Une fois que l’accompagnement et les traitements aboutissent à une meilleure qualité de vie, ces demandes ont tendance à disparaître », dit-il. Est-il alors nécessaire de faire évoluer la loi pour des cas exceptionnels qui, pour l’extrême majorité, pourraient bénéficier du dispositif qu’offre déjà le cadre législatif en vigueur ? Du point de vue de la médecine palliative, la réponse est loin d’être évidente. « Je m’interroge surtout sur l’incidence qu’une telle loi peut avoir auprès de personnes en situation de grand handicap, confie le Dr Sébastien Abad. Le combat pour la dignité, à l’origine de ce projet de loi, est devenu un combat pour une certaine vision de la liberté, de l’autonomie, très individuelle. Or celle-ci ne va pas sans l’autonomie collective. Parce que l’on vit en société, on ne peut pas envisager que nos propres choix n’aient pas d’incidence sur ce qui se passe autour de nous. Va-t-on décider qu’être dans tel ou tel état, c’est indigne ? Au nom de quoi ? Le débat n’oppose pas seulement les libertariens aux liberticides, c’est beaucoup plus compliqué que cela. »

Chaque année, 320 000 personnes requièrent une prise en charge en soins palliatifs, or seules 100 000 finissent par en bénéficier, selon les chiffres de l’Inspection générale des affaires sociales. La France possède 171 unités hospitalières, soit trois fois plus qu’il y a vingt ans, mais vingt et un départements en sont encore dépourvus. C’est notamment le cas du Lot, du Jura, de l’Orne, du Tarn-et-Garonne ou encore de la Guyane et de Mayotte. « Il est impossible de répondre à la question de savoir si la loi sur la fin de vie doit évoluer tant que l’on n’a pas réglé le fait que les soins palliatifs ne sont pas accessibles à tous ceux qui en ont le droit », estime le Dr Gambirasio.

Le manque d’infrastructures, néanmoins, n’explique pas entièrement le difficile accès aux soins de fin de vie. Si les unités hospitalières ont pour vocation d’accueillir les situations les plus complexes, d’autres dispositifs existent pour les patients dont les symptômes ne s’opposent pas à ce qu’ils finissent leur vie chez eux. C’est le rôle des équipes territoriales, des espaces de consultation ou de l’hôpital de jour. Toutefois, le manque de connaissance et de coordination entre les acteurs du soin est à l’origine d’obstacles supplémentaires. « Les gens ont souvent l’image faussée d’un mouroir, regrette Géraldine Hubert. Convaincre les patients et leur famille de l’intérêt d’intégrer un tel service prend du temps. » Un temps dont les soignants des services hospitaliers dits « conventionnels » ou les médecins de ville, contraints d’enchaîner les consultations, ne disposent pas. « Si l’on nous donnait les moyens de faire du soin palliatif de qualité, les demandes d’euthanasie ou de suicide assisté chuteraient considérablement », estime le Dr Gambirasio. 

Pour l’équipe de cet hôpital universitaire, donner davantage de moyens aux soins de fin de vie reviendrait à encourager le développement d’une médecine d’avenir qui bénéficierait à tous les services. « La médecine palliative a toujours été par excellence un domaine d’expérimentation des méthodes de travail, rappelle le Dr Abad. C’est à la médecine palliative que l’on doit l’entrée à l’hôpital de la société civile, de la philosophie, ainsi que l’intégration des familles de patients dans les projets de soins, ou encore l’interdisciplinarité en médecine. »

Le praticien hospitalier, par ailleurs président de la toute jeune association de réflexion en santé Naulimus, souhaiterait voir le concept de la « pensée complexe » comme définie par Edgar Morin – du latin complexus, « qui est tissé ensemble » – davantage appliqué à la médecine en général. Concrètement, il s’agirait de « soigner plus dans l’interdisciplinarité, et non plus seulement dans la pluridisciplinarité ». En d’autres mots, relier les points de vue, les disciplines, les niveaux d’analyse, plutôt que de les juxtaposer, afin d’aboutir à une stratégie personnalisée pour chaque patient. « Nous faisons face, de plus en plus, à des situations incertaines, avec des symptômes complexes, à des maladies chroniques qui se compliquent et pour lesquelles il nous faut mobiliser beaucoup de savoirs, non seulement en médecine technique mais aussi en éthique ou en philosophie, raison pour laquelle on a besoin de partenaires », explique le Dr Gambirasio.

C’est ainsi que travaille déjà l’unité de Rouen, où les consultations mobilisent toujours plusieurs soignants en même temps, qu’il s’agisse du médecin, du sophrologue, du psychologue, de l’acupuncteur ou encore de l’art-thérapeute. Paradoxalement, cette manière de travailler permet à l’ensemble de l’équipe de gagner du temps sur les prises de décisions qu’impliquent les traitements médicamenteux. Elle peut de la sorte se rendre suffisamment disponible pour remettre la qualité de la relation au patient et à sa famille au centre de l’accompagnement. « La souffrance a plusieurs composantes : physique, psychique, sociale, existentielle, rappelle le Dr Abad. Ces dimensions s’intriquent et se renforcent les unes les autres. On ne peut espérer faire disparaître la souffrance d’un patient en s’intéressant à l’une d’entre elles et en ignorant les autres. » 

Bâtir des projets de vie, pas seulement des projets de soins. Davantage penser le malade comme un individu, et moins comme un patient. Ce serait donc cela, la grande leçon de la médecine de fin de vie. 

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