En 1984, Andres Serrano photographie en gros plan une tête de vache coupée, posée de profil sur un socle de marbre peint sur fond rouge. On est dans un premier temps frappé par l’équilibre classique de l’ensemble, avant de s’inquiéter de sa nuque ensanglantée : à voir la fraîcheur de son museau, l’animal vient manifestement d’être tué puis mis en scène. Le thème n’a rien d’original, sauf que nous sommes désormais entrés dans ce moment historique où l’on ne voit plus la mort animale aussi paisiblement que dans les temps anciens, et pour cause ! Il suffit d’oser regarder un jour un documentaire sur les conditions industrielles de l’abattage pour ne plus dormir ni manger tranquille.

Depuis l’Antiquité grecque, les peintres ont représenté toutes sortes de bêtes inanimées comme des choses, en veillant à les peindre en trompe-l’œil, de façon qu’on les voie comme les signes d’un bon festin après la chasse. Le xvie siècle ajoutera la viande de la vache aux marchandises vendues au marché. Serrano s’inscrit dans cette tradition de la nature morte, mais aussi dans une lignée plus récente d’artistes qui, de Joachim Beuckelaer à Francisco de Goya en passant par Diego Velázquez ou José de Ribera, ont repris le motif en attirant la compassion. Depuis le xviie siècle surtout, les cadavres renvoient à notre condition dans toute sa fragilité et l’on joue sur la disposition christique ou la physionomie humaine pour rendre plus crédible une communauté de destin entre les bêtes et nous.

Dès cette époque, les artistes et les écrivains tentaient désespérément d’imposer l’individu, homme ou animal, comme la seule mesure possible d’une société qui allait s’industrialiser à vive allure.

Serrano lui-même n’oublie certainement pas l’humanité quand il photographie sa tête de vache, qu’il faut rapprocher de sa série de corps surpris à la morgue en 1991. Il se souvient alors des romantiques, et surtout de Théodore Géricault, obsédé par la mort dans les guerres de masse napoléoniennes – de « grande consommation », comme disait Chateaubriand. Le peintre se faisait livrer des membres de cadavres à son atelier, qui finissaient par affoler le voisinage à force de puer. Il disait vouloir comprendre le moment où la vie quitte le corps.

Dès cette époque, les artistes et les écrivains tentaient désespérément d’imposer l’individu, homme ou animal, comme la seule mesure possible d’une société qui allait s’industrialiser à vive allure. Nous connaissons la suite. On s’est battu contre Descartes pour montrer que les bêtes ne sont pas des machines sans âme et qu’à bien des égards, elles aiment et elles souffrent comme nous. Au temps des catastrophes sanitaires, des élevages en batterie et des abattoirs sales, la tête de vache de Serrano nous invite moins à la pitié qu’à la réflexion ; elle semble nous avertir. C’est même la première de toute l’histoire de l’art qui fait plus que nous observer : elle nous a méchamment à l’œil, avec une qualité d’observation qui fait peur. Aurait-elle en tête le chiffre de 70 milliards de bêtes de boucherie qui naissent par an dans le monde pour être mangées ? Ou la déclaration de Cambridge de 2012, qui suppose que les êtres humains ne sont pas seuls à posséder les substrats neurologiques qui génèrent la conscience ? Quant à Serrano qui fait son portrait en majesté, il a peut-être pensé, comme Kafka, que l’« on photographie les choses pour se les chasser de l’esprit ». 

Vous avez aimé ? Partagez-le !